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Sur les mains '' ''
5 juillet 2008

Bribes de Vies, Bribes de Récits (2)

(1998) raconté en 2012

C’était un matin d’octobre.

Tout était resté intact dans ses souvenirs malgré les quatorze années qui le séparaient de ce moment. Il aurait pu décrire les feuilles mortes du jardin public, le banc isolé sous un hêtre nu, le vent frais et matinal d’une grise journée et les graviers encore humides de la nuit glaciale. Il se rappelait les moindres détails aux alentours, le soleil à peine levé, l’odeur de la cigarette d’un homme à proximité, le bruit de pages de journal froissées derrière lui, et la chaleur de ses doigts dans ses gants de cuir. Il empruntait ce chemin tous les jours depuis dix ans, rien n’avait changé et pourtant ce jour-là tout semblait différent. Il avançait lentement, prudent et préoccupé, quelle était la nuance, pourquoi se sentait-il si inconfortable, où donc était la faille ? Il s’arrêta, envahi d’une sensation insurmontable, un accès d’émotion, un surplus de sentiment si fort qu’il ne pouvait plus faire le moindre pas, le moindre geste. Joie ou tristesse, bien-être ou malaise, il était perdu. Il tenta de comprendre, que lui arrivait il ? Puis il su.   

Au loin, elle ne se doutait de rien. Innocente et misérable dans sa robe trop grande et délavée, et ses bottes de velours. Elle grelottait et marchait de façon saccadée, maigre, pâle, fade. Elle avait la tête baissée par la honte accumulée par toutes ces années de moqueries, et traînait des pieds dans les graviers, lasse. Elle était insignifiante mais il savait pertinemment que c’était elle, c’était sa faute s’il était dans un tel état. Elle le saisissait tout entier, alors qu’elle était pathétique et qu’il était admirable. Toujours immobile, il l’observait, fasciné. Alors elle releva la tête, et ce fut fatal. Son visage lui apparut comme une révélation qu’il aurait attendu sa vie entière, les coins de sa bouche colorée lui semblaient comme une réponse à une question laissée à l’abandon des années durant, son nez, fin et retroussé était une brusque évidence mais ses yeux… Ses yeux étaient son essentiel, sa raison de vivre. Il aurait préféré mourir sur-le-champ que de ne jamais les voir. Rester en vie sans connaître cette sensation était comme se trouver devant un chef-d’œuvre de la peinture en étant aveugle, on nous dit que c’est beau mais on ne peut que croire. Elle avait les iris couleur rivière et d’une insistance aussi infinie que l’océan. Il ne pu décrocher son regard du sien, absorbé par tant d’étrangeté, de clarté, et de lumineuse vérité réunie en ce même brun de femme. Un enivrant désir, insoutenable pourtant, l’étourdi et le bouscula complètement. Il n’avait jamais ressenti quelque chose d’aussi fort, ni le jour de son mariage, ni celui de la naissance de sa fille unique, ni celui de sa promotion en tant que patron, ni celui de son atterrissage à New York à minuit, rien de ce qu’il croyait grandiose n’avait eu une intensité telle. Il la fixait toujours, elle avait prit un air arrogant et hautain, elle était provocante et superbe. Ses poings se serrèrent, sa gorge se crispa. Il avança doucement vers elle, elle qui lui volait tout, elle qui détruisait les rêves de toute une vie. Il voyait sa vie comme une réussite, parsemée de bonheur, de surprise, et cette fillette lui brisait ses illusions. Il serait mort sans avoir connu ce regard et aurait pensé avoir eu une belle vie ? Il devait lui faire payer ça. Alors il oublia tout le reste. Il oublia le vent frais et la fumée de cigarette. Il oublia le bruit de pages froissées. Il devait se venger. S’approchant de plus en plus, cette sensation de trop plein s’amplifiait, il était sur le point d’exploser de toute part alors qu’elle semblait accoutumée. Il n’était plus qu’à un mètre d’elle, alors à ce moment là, elle perdit son assurance et s’étonna, déconcertée. Il devait venger sa vie qu’elle lui révélait comme médiocre, il devait se défendre. C’était comme si elle le montrait du doigt en riant de lui, de sa vie qu’il croyait heureuse, alors qu’il ne connaissait pas ses yeux d’anges, ses yeux tellement parfaits qu’ils en devenaient irréels. Il allait lui faire payer de sa vie puisqu’elle anéantissait la sienne. Il avança ses mains de cuir vers son cou, plongeant son regard rouge, son regard de colère dans ses yeux innocents et limpides. Il serra de toutes ses forces sa misérable gorge blanche. Il continua de dévorer ses pupilles de cristal jusqu’au dernier moment. Puis, quand il la sentit froide et inanimée entre ses doigts, il lui vola ses yeux, il ne fallait que personne ne les voie ses affreuses prunelles. Alors il courut, très vite et pendant longtemps. Il gravit en hâte les marches du pont Neuf et lorsqu’il fut au milieu de la passerelle, au pied d’Henri IV, il les jeta dans la Seine. Maintenant qu’il avait vu la chose la plus merveilleuse du monde, il pourrait mourir paisible et rassuré. Il sauta.

                                                                                                                                                   M.

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