I Crudeli di Bosa Marina (3)
Quelques minutes plus tard,
un des matelots qui était resté sur le pont descendit pour avertir les autres
qu’il était temps de remonter. Tous se levèrent et prirent l’escalier dans un
brouhaha de blagues et de réflexions. Elle se faufila dans la masse, et sentit,
lorsqu’elle gravissait marche par marche l’escalier étroit, le contact d’une
main chaude sur ses fesses.
« - Allez, monte ma
jolie. »
Elle se retourna et se
trouva face à face avec une mâchoire souriante à moitié édentée. Il la
regardait avec un air vicelard en plissant ses petits yeux enfoncés. Elle avait l’habitude, et de
plus elle s’y attendait. Sur le pont les marins étaient en cercle, le Capitaine
Basileo faisait partie du groupe. Le jeune à coté de qui elle s’était assise
pour ramer lui murmura :
« - On se met toujours
en cercle, chaque personne doit voir tout le monde. Le Capitaine va nous
indiquer l’itinéraire et des détails pratiques. Il a ses jours, j’espère qu’il
est de bonne humeur. »
Elle le remercia d’un
sourire. Le Capitaine se racla la gorge.
« - Alors alors, voyons
vos mines. Vous semblez épuisés… »
Il inspecta de près les
visages des matelots d’un air mécontent.
« - Cela ne me plait
pas. N’oubliez pas, sur le bateau, toujours en forme, un pirate fatigué est un
homme incompétent, faîtes la fête tant que vous voulez, je veux juste que vous
soyez opérationnels et sans râler. Maintenant retenez ça et écoutez moi. »
Il marqua une courte pause
et repris plus doucement.
« J’ai entendu parler d’une île à
quelques quatre cent kilomètres d’ici, il paraît qu’une de ses villes fait des
merveilles, et il serait tentant d’y jeter un coup d’œil, n’est ce
pas ? »
Son visage d’abord accusateur
devenait jovial au fur et à mesure qu’il se projetait sur cette fameuse île. Lorsqu’il
parlait, son regard s’attardait quelques fois sur un marin, ou alors vers le
large. Par son expression et sa description de la future ville victime, il
communiquait son enthousiasme à tout l’équipage. Bientôt les marins se
frottaient les mains avec de l’or dans leurs yeux. Le bateau était sorti du
port qui n’était devenu qu’un petit point noir au loin, sur la colline
rétrécie, on n’apercevait plus que la côte avec ses plages et rochers pourpres
d’un côté, tandis que de l’autre s’étendait la Méditerranée, claire et calme
jusqu’à l’horizon.
« - On pourrait y être
en deux ou trois jours si on a plus de vent que maintenant, sinon vos bras vont
s’en rappeler ! »
C’est ainsi qu’ils se mirent
en route, les marins savaient exactement que faire, et accomplissaient leurs
tâches avec expertise et assurance. Parfois, le Capitaine passait dans les
parages et leur parlait de choses et d’autres, de cette fameuse île, d’anecdotes,
du temps qu’il prévoyait, et leur donnait des conseils et des ordres.
L’ambiance était à la rigolade : tant qu’on travaillait dur on pouvait
plaisanter. La jeune fille, elle, proposait son aide sans cesse et essayait de
se rendre utile, mais en vain. Personne n’avait besoin d’elle, et le Capitaine
ne l’approchait pas. Se voyant laissée de côté, elle décida de rester dans
un coin et d’observer l’équipage en
action. Le vent était enfin apparu, et les voiles gonflées du navire le
faisaient avancer, en glissant sur l’eau avec détermination et puissance.
Personne donc n’était à la rame, certains tiraient sur les cordes avec force,
leurs muscles volumineux luisant au soleil, pour contrôler le bateau, tandis
que d’autres s’entraînaient à l’escrime ou aiguisaient les couteaux des marins
occupés. Elle en remarqua trois qui paraissaient plus jeunes que les autres, ils semblaient téméraires et énergiques,
l’un était le jeune garçon blond, qui grimpait aux mats et aux cordes comme
c’eut été un escalier, et les deux autres s’occupaient des lames, qu’ils
faisaient briller comme des miroirs. Mais celui qui la captivait était le
Capitaine Basileo, qui régnait sur son bateau en roi tout puissant. Il
corrigeait chaque faux mouvement, dirigeait, regardait les cartes, sentait le
vent, observait les nuages, en déduisait la direction et les mesures à prendre.
Elle le trouvait impressionnant et ne se lassait pas de détailler chacun de ses
gestes, chaque partie de son corps. D’abord ses bottes en cuir, avec des
sangles dorées qui tintaient à chaque pas, en se cognant contre les chaussures.
Puis un pantalon ample rentré dedans, léger, beige sale et une large ceinture
qui maintenait les étuis d’un sabre et d’un poignard. Ensuite, une veste sans
manche en cuir également, ne cachant pas son torse et ses bras bruns de soleil,
qui, quoiqu’ils soient âgés, semblaient toujours vigoureux, et dans le creux de
son torse le gouvernail d’encre entrelacé de la hache
luisait de sueur. Ses cheveux couleur grisaille descendaient dans sa nuque,
rassemblés dans une tresse qui atteignait ses épaules. Son visage était couvert
de rides et de cicatrices qui témoignaient de sa vie mouvementée, entre combats
et voyages. Ses yeux gris n’étaient plus éblouis par les rayons menaçants du
soleil d’août, et ses lèvres sèches affichaient un sourire goguenard. Il se
faisait du vent avec son chapeau et parlait à voix basse avec un autre homme,
tout en se penchant sur une carte de la Méditerranée. L’autre homme, elle le
savait, était Bartolomeo, son bras droit de trois ans son aîné. On disait
qu’ils s’étaient rencontrés lorsque Basileo avait dix-huit ans et l’envie de
partir, qu’il s’était présenté sans rien savoir de lui, et avait été son
premier matelot, ce qui lui valait toute sa confiance, le titre de Sous-Capitaine,
et le respect de l’équipage admiratif. Recroquevillée dans un coin, elle les
observait, sans rien entendre de leur conversation. Elle voyait juste
Bartolomeo inquiet et le Capitaine qui semblait le rassurer.
« - Il faut que tu
m’expliques. » chuchota Bartolomeo dans l’oreille du Capitaine.
« - Je ne comprends
pas, pourquoi tu as choisi de l’emmener avec nous ? Elle est inutile, ne connaît
rien à la vie en mer et nous n’avons pas besoin d’un nouveau matelot. »
« - Regarde moi ça
Bartolomeo, regarde attentivement. Elle va distraire un peu l’équipage, le
rendre plus gai et enclin à travailler. »
Il le regarda avec un
sourire en coin.
« Mais pour la vraie raison, je
t’expliquerai en temps voulu et en lieu plus discret. »
Le Capitaine s’avança vers
la jeune femme.
« - Tu sais maintenant
où se trouve la salle des rameurs ? »
Ce qui n’était qu’à moitié
une question. Elle hocha la tête.
« - Dans l’escalier tu
trouveras un sceau. Débrouille toi je veux qu’elle soit propre et rangée avant
demain matin. Allez, hop ! »
Elle emprunta donc
l’escalier sud du bateau, où elle saisi le sceau poussiéreux et un torchon
tâché. L’immense salle était on ne peut plus désordonnée, et couverte de
saleté : cendres, mouton de poussière et épluchures diverses y traînaient,
comme abandonnés ici depuis des mois. Elle fouilla les placards débordant de
bazar et y trouva du vinaigre et du citron. Cela pouvait faire l’affaire, mais
il lui manquait de l’eau qui ne soit pas salée. Elle remonta donc sur le pont
et tâcha se procurer de l’eau douce. Elle cherchait d’un bout à l’autre du
bateau sans succès, lorsqu’il marin l’approcha, souriant :
« - Tu cherches quelque
chose ? » lui demanda-t-il d’un air disposé.
« - De l’eau
douce. »
Il l’amena vers une réserve
d’eau de pluie qui se trouvait être un bidon au pied d’un des trois grands
mats. Elle le remercia d’un signe de tête, et se dirigea vers la salle des
rameurs après avoir rempli son sceau. Le même marin qui lui avait touché les
fesses quelques instants plus tôt afficha un air enchanté en la regardant disparaître
dans l’étroit escalier. Elle se mit donc au travail, commença par vider les
placards, elle sortit alors les choses les plus diverses et variées, des
balais, des provisions de nourriture, des bouteilles de rhum, des cageots de
tabac, des pierres brillantes et cassées, des manches de sabres et des lames
rouillées. Elle se sentait pénétrer dans l’univers qu’elle avait toujours
convoité, elle était là, plongée dans les merveilles du navire des Crudeli,
l’équipage du Capitaine qu’elle avait imaginé, désiré et mille et mille fois rêvé
depuis son enfance. Elle observa méticuleusement chaque objet, faisant
connaissance petit à petit avec l’âme du bateau, et l’âme de l’équipage. Elle
oublia le temps, absorbée entièrement par ses trouvailles farouches, banales et
extraordinaires. Mais une voix agressive et autoritaire surgit du fond de la
pièce.
« - Qu’est ce que tu
farfouilles là ? »
C’était le fameux matelot qui s’avançait vers
elle d’un pas décidé.
« - On t’a demandé de
jouer la fouine ? »
Il la bouscula sans qu’elle
n’ait le temps de répondre.
« - Ecoute-moi bien.
Ici, personne de veut de toi d’accord ? Personne. On ne sait quelle idée
est passée par la tête du Capitaine, mais il se rendra compte bien assez vite
que tu n’as rien à faire ici. Alors si tu ne veux pas que je dise au Capitaine
ce que tu étais en train de trafiquer là, tu vas faire ce que je veux que tu
fasses. »
Il était violent, il la
plaqua contre le mur et déboutonna sa braguette. Elle savait ce qui
l’attendait, elle n’était pas surprise, elle attendait d’ailleurs le moment ou
le premier matelot échauffé par le surplus de virilité et l’arrivée d’une femme
allait venir la voir et la retenir dans un coin. De toute façon, elle avait
fait ça bien souvent depuis qu’elle était partie de chez elle, à ses quinze
ans. Lorsqu’on se retrouve à la rue c’est comme ça, les filles deviennent
putains et les garçons voleurs, mais elle, plus maligne, avait combiné les
deux. Elle avait forgé une âme de guerrière dans un corps de déesse, travaillant
son apparence, ses manières et son escrime. Elle jouait de ses charmes à sa guise
et réussissait à rendre folles de désir les âmes les plus prudes. Fille unique
d’un riche bourgeois, elle n’avait jamais été attirée par le monde de l’argent
et des affaires, petite déjà elle préférait lire des romans d’aventures, de
guerres et de voyages. Elle prit des cours d’escrime avec un maître particulier
qui lui instruit tout ce qu’il savait, elle devint alors un petit prodige mais
ses parents trop occupés et distants l’ignoraient. Elle vécut alors sa vie de
son côté, traînant dans les rues et dans les cafés sans qu’ils ne le sachent,
et s’entraînant de plus en plus intensément. Lorsqu’ils la surprirent au coin
d’une rue ; embrassant une jeune fille à pleine bouche, ils la renièrent,
se disant couverts d’une honte irréparable. Elle voyagea alors pendant des mois
à travers l’Europe, gagnant son pain contre ses douceurs, trop heureuse d’avoir
enfin une raison de quitter sa province, et, augmentant peu à peu sa renommée,
elle devint même la favorite du roi d’Autriche à son adolescence. Puis,
lorsqu’elle se sentit prête et sûre d’elle, elle débuta son voyage pour Bosa
Marina, la ville d’origine des Crudeli qu’elle admirait tant et rêvait
de rejoindre, elle connaissait tout sur eux, les exploits, les batailles, les
légendes. Elle s’installa alors dans le village sur la colline sarde en
attendant patiemment qu’ils passent quelques jours à Bosa. Elle faisait comme
elle avait toujours fait, se servant de sa féminité pour manger et avait donc
acquis au fur et à mesure un détachement vis-à-vis de son corps, s’apercevant
très vite qu’être une femme était un avantage, elle savait qu’offrir ses
faveurs était un passage obligé.
Elle fit donc ce qu’il
attendait d’elle. Une fois soulagé, il s’éclipsa en lançant d’un ton
narquois :
« - Virgilio, rappelle
toi, c’est mon nom. Je repasserai ce soir. »
Elle observa la pièce encore
plus désordonnée qu’auparavant. L’aventure commençait. Elle se mit alors au
travail, commença par trier les babioles des objets plus précieux, écarta les
bancs et rassembla les caisses de provisions. Mais à la nuit tombante la salle
des rameurs n’était rangée même pas à moitié, et la faible lumière qui
provenait des bougies dans leurs cadres de verres ne lui permettait pas de voir
l’immense pièce en entier. La nuit était inquiétante par son calme et elle
sentait les fantômes des bibelots oubliés occuper la pièce, nerveux, joueurs et
rancuniers. Elle s’assit un instant sur un banc, elle n’était pas montée pour
dîner et la fatigue lui fermait les paupières, le sol lui paraissait trouble et
ses efforts pour maintenir ses yeux ouverts ne furent pas suffisants, elle
s’endormit bercée par le ballottement du bateau.
Ce furent des bruits de pas
dans l’escalier qui la réveillèrent. Certaines chandelles s’étaient éteintes,
n’ayant trouvé personne pour venir les remplacer. La chaleur de la journée
était tombée et l’air dans la vaste pièce vide était frais, faisant frissonner
la jeune fille. Virgilio apparut dans la sphère de lumière autour des seules
bougies restantes, ricanant
silencieusement. Elle se leva difficilement, encore grise de poussière et de
sommeil. Elle ne fit pas d’histoires, et quand il remonta se coucher, elle se
remit à la tâche. Elle n’aurait jamais terminé à l’aube malgré tous ces
efforts, il fallait qu’elle remette en ordre en une nuit une salle qui n’avait
pas été nettoyée depuis des mois ! Elle voulu changer les bougies pour
ranimer la pièce sombre, mais le cageot était perché sur le haut d’une armoire,
et elle ne parvenait pas à l’attraper. Elle empila des caisses de bois et de
carton et monta dessus pour atteindre la cagette où se trouvaient les bougies.
Mais au moment où elle posa son genou sur l’empilage fragile, une légère
secousse du navire la fit glisser, et elle tomba par terre dans un grand
fracas. Elle ne se releva pas tout de suite, elle respira lentement pendant un
instant et s’appuya sur un banc pour se remettre debout. Un matelot,
probablement réveillé par le tapage de sa chute, se précipita dans la salle des
rameurs. Il semblait inquiet et, le poignard dans la main, il s’avança de la
jeune fille sans la voir. Il cherchait des yeux le voleur ou l’animal qui
aurait pu faire ce tumulte, lorsqu’il l’aperçue, le genou écorché et les mains
éraflées, l’air ahuri. Il abaissa sa lame et l’interrogea du regard.
« - Je suis tombée, je
voulais attraper les bougies là-haut. » dit-elle d’une petite voix en
pointant de sa main égratignée le haut de l’armoire.
C’était le marin à côté de
qui elle avait ramé, avec sa peau de caramel et ses cheveux de jais.
« - Et ce doit être
fait pour demain matin ? » lui demanda-t-il en balayant du regard le
désordre de la pièce.
Elle acquiesça. Et alors, il
se joignit à elle, il s’empara des bougies et remplaça celles qui s’étaient
éteintes. Ensemble ils astiquèrent les placards, firent briller le parquet et
nettoyèrent le local de fond en comble. Ils parlèrent de l’équipage et firent
connaissance, elle apprit donc que l’équipage était divisé en plusieurs
catégories, d’abords les mousses, ensuite les novices, puis les matelots, le
Sous-Capitaine et le Capitaine bien entendu. Lui, Luigi, était passé novice
depuis peu, il avait dix-sept ans, en paraissait vingt-cinq et venait de la
province de Messina où les chants des montagnes siciliennes avait bordé son
enfance. Elle apprit également qu’Ubaldo était le matelot le plus proche des
capitaines, que Flavio était le plus jeune et le plus avisé, que Jacopo
haïssait les femmes et que Vasco n’était pas quelqu’un à fréquenter. Elle les
connaîtrait tous, elle voulait passer des moments avec chacun d’eux.
Lorsque le soleil pointa à l’horizon, diffusant sa lumière cuivrée à travers les hublots du vaisseau, les deux jeunes gens avaient enfin terminé leur besogne. Ils regardèrent le parquet luisant, les armoires fermées et brillantes et les sacs d’ordures qu’ils avaient rassemblées, puis se regardèrent et échangèrent un sourire. Ils montèrent sur le pont du bateau et s’assirent côte à côte face au jour levant. Ils restèrent un instant là, en silence, à observer le navire en éveil qui montrait peu à peu des signes de vies.