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Sur les mains '' ''
29 décembre 2008

I Crudeli di Bosa Marina (3)

Quelques minutes plus tard, un des matelots qui était resté sur le pont descendit pour avertir les autres qu’il était temps de remonter. Tous se levèrent et prirent l’escalier dans un brouhaha de blagues et de réflexions. Elle se faufila dans la masse, et sentit, lorsqu’elle gravissait marche par marche l’escalier étroit, le contact d’une main chaude sur ses fesses.

« - Allez, monte ma jolie. »

Elle se retourna et se trouva face à face avec une mâchoire souriante à moitié édentée. Il la regardait avec un air vicelard en plissant ses petits yeux enfoncés. Elle avait l’habitude, et de plus elle s’y attendait. Sur le pont les marins étaient en cercle, le Capitaine Basileo faisait partie du groupe. Le jeune à coté de qui elle s’était assise pour ramer lui murmura :

« - On se met toujours en cercle, chaque personne doit voir tout le monde. Le Capitaine va nous indiquer l’itinéraire et des détails pratiques. Il a ses jours, j’espère qu’il est de bonne humeur. »

Elle le remercia d’un sourire. Le Capitaine se racla la gorge.

« - Alors alors, voyons vos mines. Vous semblez épuisés… »

Il inspecta de près les visages des matelots d’un air mécontent.

« - Cela ne me plait pas. N’oubliez pas, sur le bateau, toujours en forme, un pirate fatigué est un homme incompétent, faîtes la fête tant que vous voulez, je veux juste que vous soyez opérationnels et sans râler. Maintenant retenez ça et écoutez moi. »

Il marqua une courte pause et repris plus doucement.

 « J’ai entendu parler d’une île à quelques quatre cent kilomètres d’ici, il paraît qu’une de ses villes fait des merveilles, et il serait tentant d’y jeter un coup d’œil, n’est ce pas ? »

Son visage d’abord accusateur devenait jovial au fur et à mesure qu’il se projetait sur cette fameuse île. Lorsqu’il parlait, son regard s’attardait quelques fois sur un marin, ou alors vers le large. Par son expression et sa description de la future ville victime, il communiquait son enthousiasme à tout l’équipage. Bientôt les marins se frottaient les mains avec de l’or dans leurs yeux. Le bateau était sorti du port qui n’était devenu qu’un petit point noir au loin, sur la colline rétrécie, on n’apercevait plus que la côte avec ses plages et rochers pourpres d’un côté, tandis que de l’autre s’étendait la Méditerranée, claire et calme jusqu’à l’horizon.

« - On pourrait y être en deux ou trois jours si on a plus de vent que maintenant, sinon vos bras vont s’en rappeler ! »

C’est ainsi qu’ils se mirent en route, les marins savaient exactement que faire, et accomplissaient leurs tâches avec expertise et assurance. Parfois, le Capitaine passait dans les parages et leur parlait de choses et d’autres, de cette fameuse île, d’anecdotes, du temps qu’il prévoyait, et leur donnait des conseils et des ordres. L’ambiance était à la rigolade : tant qu’on travaillait dur on pouvait plaisanter. La jeune fille, elle, proposait son aide sans cesse et essayait de se rendre utile, mais en vain. Personne n’avait besoin d’elle, et le Capitaine ne l’approchait pas. Se voyant laissée de côté, elle décida de rester dans un coin et d’observer l’équipage en action. Le vent était enfin apparu, et les voiles gonflées du navire le faisaient avancer, en glissant sur l’eau avec détermination et puissance. Personne donc n’était à la rame, certains tiraient sur les cordes avec force, leurs muscles volumineux luisant au soleil, pour contrôler le bateau, tandis que d’autres s’entraînaient à l’escrime ou aiguisaient les couteaux des marins occupés. Elle en remarqua trois qui paraissaient plus jeunes que les autres, ils semblaient téméraires et énergiques, l’un était le jeune garçon blond, qui grimpait aux mats et aux cordes comme c’eut été un escalier, et les deux autres s’occupaient des lames, qu’ils faisaient briller comme des miroirs. Mais celui qui la captivait était le Capitaine Basileo, qui régnait sur son bateau en roi tout puissant. Il corrigeait chaque faux mouvement, dirigeait, regardait les cartes, sentait le vent, observait les nuages, en déduisait la direction et les mesures à prendre. Elle le trouvait impressionnant et ne se lassait pas de détailler chacun de ses gestes, chaque partie de son corps. D’abord ses bottes en cuir, avec des sangles dorées qui tintaient à chaque pas, en se cognant contre les chaussures. Puis un pantalon ample rentré dedans, léger, beige sale et une large ceinture qui maintenait les étuis d’un sabre et d’un poignard. Ensuite, une veste sans manche en cuir également, ne cachant pas son torse et ses bras bruns de soleil, qui, quoiqu’ils soient âgés, semblaient toujours vigoureux, et dans le creux de son torse le gouvernail d’encre entrelacé de la hache luisait de sueur. Ses cheveux couleur grisaille descendaient dans sa nuque, rassemblés dans une tresse qui atteignait ses épaules. Son visage était couvert de rides et de cicatrices qui témoignaient de sa vie mouvementée, entre combats et voyages. Ses yeux gris n’étaient plus éblouis par les rayons menaçants du soleil d’août, et ses lèvres sèches affichaient un sourire goguenard. Il se faisait du vent avec son chapeau et parlait à voix basse avec un autre homme, tout en se penchant sur une carte de la Méditerranée. L’autre homme, elle le savait, était Bartolomeo, son bras droit de trois ans son aîné. On disait qu’ils s’étaient rencontrés lorsque Basileo avait dix-huit ans et l’envie de partir, qu’il s’était présenté sans rien savoir de lui, et avait été son premier matelot, ce qui lui valait toute sa confiance, le titre de Sous-Capitaine, et le respect de l’équipage admiratif. Recroquevillée dans un coin, elle les observait, sans rien entendre de leur conversation. Elle voyait juste Bartolomeo inquiet et le Capitaine qui semblait le rassurer.

« - Il faut que tu m’expliques. » chuchota Bartolomeo dans l’oreille du Capitaine.

« - Je ne comprends pas, pourquoi tu as choisi de l’emmener avec nous ? Elle est inutile, ne connaît rien à la vie en mer et nous n’avons pas besoin d’un nouveau matelot. »

« - Regarde moi ça Bartolomeo, regarde attentivement. Elle va distraire un peu l’équipage, le rendre plus gai et enclin à travailler. »

Il le regarda avec un sourire en coin.

 « Mais pour la vraie raison, je t’expliquerai en temps voulu et en lieu plus discret. »

Le Capitaine s’avança vers la jeune femme.

« - Tu sais maintenant où se trouve la salle des rameurs ? »

Ce qui n’était qu’à moitié une question. Elle hocha la tête.

« - Dans l’escalier tu trouveras un sceau. Débrouille toi je veux qu’elle soit propre et rangée avant demain matin. Allez, hop ! »

Elle emprunta donc l’escalier sud du bateau, où elle saisi le sceau poussiéreux et un torchon tâché. L’immense salle était on ne peut plus désordonnée, et couverte de saleté : cendres, mouton de poussière et épluchures diverses y traînaient, comme abandonnés ici depuis des mois. Elle fouilla les placards débordant de bazar et y trouva du vinaigre et du citron. Cela pouvait faire l’affaire, mais il lui manquait de l’eau qui ne soit pas salée. Elle remonta donc sur le pont et tâcha se procurer de l’eau douce. Elle cherchait d’un bout à l’autre du bateau sans succès, lorsqu’il marin l’approcha, souriant :

« - Tu cherches quelque chose ? » lui demanda-t-il d’un air disposé.

« - De l’eau douce. »

Il l’amena vers une réserve d’eau de pluie qui se trouvait être un bidon au pied d’un des trois grands mats. Elle le remercia d’un signe de tête, et se dirigea vers la salle des rameurs après avoir rempli son sceau. Le même marin qui lui avait touché les fesses quelques instants plus tôt afficha un air enchanté en la regardant disparaître dans l’étroit escalier. Elle se mit donc au travail, commença par vider les placards, elle sortit alors les choses les plus diverses et variées, des balais, des provisions de nourriture, des bouteilles de rhum, des cageots de tabac, des pierres brillantes et cassées, des manches de sabres et des lames rouillées. Elle se sentait pénétrer dans l’univers qu’elle avait toujours convoité, elle était là, plongée dans les merveilles du navire des Crudeli, l’équipage du Capitaine qu’elle avait imaginé, désiré et mille et mille fois rêvé depuis son enfance. Elle observa méticuleusement chaque objet, faisant connaissance petit à petit avec l’âme du bateau, et l’âme de l’équipage. Elle oublia le temps, absorbée entièrement par ses trouvailles farouches, banales et extraordinaires. Mais une voix agressive et autoritaire surgit du fond de la pièce.

« - Qu’est ce que tu farfouilles là ? »

 C’était le fameux matelot qui s’avançait vers elle d’un pas décidé.

« - On t’a demandé de jouer la fouine ? »

Il la bouscula sans qu’elle n’ait le temps de répondre.

« - Ecoute-moi bien. Ici, personne de veut de toi d’accord ? Personne. On ne sait quelle idée est passée par la tête du Capitaine, mais il se rendra compte bien assez vite que tu n’as rien à faire ici. Alors si tu ne veux pas que je dise au Capitaine ce que tu étais en train de trafiquer là, tu vas faire ce que je veux que tu fasses. »

Il était violent, il la plaqua contre le mur et déboutonna sa braguette. Elle savait ce qui l’attendait, elle n’était pas surprise, elle attendait d’ailleurs le moment ou le premier matelot échauffé par le surplus de virilité et l’arrivée d’une femme allait venir la voir et la retenir dans un coin. De toute façon, elle avait fait ça bien souvent depuis qu’elle était partie de chez elle, à ses quinze ans. Lorsqu’on se retrouve à la rue c’est comme ça, les filles deviennent putains et les garçons voleurs, mais elle, plus maligne, avait combiné les deux. Elle avait forgé une âme de guerrière dans un corps de déesse, travaillant son apparence, ses manières et son escrime. Elle jouait de ses charmes à sa guise et réussissait à rendre folles de désir les âmes les plus prudes. Fille unique d’un riche bourgeois, elle n’avait jamais été attirée par le monde de l’argent et des affaires, petite déjà elle préférait lire des romans d’aventures, de guerres et de voyages. Elle prit des cours d’escrime avec un maître particulier qui lui instruit tout ce qu’il savait, elle devint alors un petit prodige mais ses parents trop occupés et distants l’ignoraient. Elle vécut alors sa vie de son côté, traînant dans les rues et dans les cafés sans qu’ils ne le sachent, et s’entraînant de plus en plus intensément. Lorsqu’ils la surprirent au coin d’une rue ; embrassant une jeune fille à pleine bouche, ils la renièrent, se disant couverts d’une honte irréparable. Elle voyagea alors pendant des mois à travers l’Europe, gagnant son pain contre ses douceurs, trop heureuse d’avoir enfin une raison de quitter sa province, et, augmentant peu à peu sa renommée, elle devint même la favorite du roi d’Autriche à son adolescence. Puis, lorsqu’elle se sentit prête et sûre d’elle, elle débuta son voyage pour Bosa Marina, la ville d’origine des Crudeli qu’elle admirait tant et rêvait de rejoindre, elle connaissait tout sur eux, les exploits, les batailles, les légendes. Elle s’installa alors dans le village sur la colline sarde en attendant patiemment qu’ils passent quelques jours à Bosa. Elle faisait comme elle avait toujours fait, se servant de sa féminité pour manger et avait donc acquis au fur et à mesure un détachement vis-à-vis de son corps, s’apercevant très vite qu’être une femme était un avantage, elle savait qu’offrir ses faveurs était un passage obligé.

Elle fit donc ce qu’il attendait d’elle. Une fois soulagé, il s’éclipsa en lançant d’un ton narquois :

« - Virgilio, rappelle toi, c’est mon nom. Je repasserai ce soir. »

Elle observa la pièce encore plus désordonnée qu’auparavant. L’aventure commençait. Elle se mit alors au travail, commença par trier les babioles des objets plus précieux, écarta les bancs et rassembla les caisses de provisions. Mais à la nuit tombante la salle des rameurs n’était rangée même pas à moitié, et la faible lumière qui provenait des bougies dans leurs cadres de verres ne lui permettait pas de voir l’immense pièce en entier. La nuit était inquiétante par son calme et elle sentait les fantômes des bibelots oubliés occuper la pièce, nerveux, joueurs et rancuniers. Elle s’assit un instant sur un banc, elle n’était pas montée pour dîner et la fatigue lui fermait les paupières, le sol lui paraissait trouble et ses efforts pour maintenir ses yeux ouverts ne furent pas suffisants, elle s’endormit bercée par le ballottement du bateau.

Ce furent des bruits de pas dans l’escalier qui la réveillèrent. Certaines chandelles s’étaient éteintes, n’ayant trouvé personne pour venir les remplacer. La chaleur de la journée était tombée et l’air dans la vaste pièce vide était frais, faisant frissonner la jeune fille. Virgilio apparut dans la sphère de lumière autour des seules bougies restantes,  ricanant silencieusement. Elle se leva difficilement, encore grise de poussière et de sommeil. Elle ne fit pas d’histoires, et quand il remonta se coucher, elle se remit à la tâche. Elle n’aurait jamais terminé à l’aube malgré tous ces efforts, il fallait qu’elle remette en ordre en une nuit une salle qui n’avait pas été nettoyée depuis des mois ! Elle voulu changer les bougies pour ranimer la pièce sombre, mais le cageot était perché sur le haut d’une armoire, et elle ne parvenait pas à l’attraper. Elle empila des caisses de bois et de carton et monta dessus pour atteindre la cagette où se trouvaient les bougies. Mais au moment où elle posa son genou sur l’empilage fragile, une légère secousse du navire la fit glisser, et elle tomba par terre dans un grand fracas. Elle ne se releva pas tout de suite, elle respira lentement pendant un instant et s’appuya sur un banc pour se remettre debout. Un matelot, probablement réveillé par le tapage de sa chute, se précipita dans la salle des rameurs. Il semblait inquiet et, le poignard dans la main, il s’avança de la jeune fille sans la voir. Il cherchait des yeux le voleur ou l’animal qui aurait pu faire ce tumulte, lorsqu’il l’aperçue, le genou écorché et les mains éraflées, l’air ahuri. Il abaissa sa lame et l’interrogea du regard.

« - Je suis tombée, je voulais attraper les bougies là-haut. » dit-elle d’une petite voix en pointant de sa main égratignée le haut de l’armoire.

C’était le marin à côté de qui elle avait ramé, avec sa peau de caramel et ses cheveux de jais.

« - Et ce doit être fait pour demain matin ? » lui demanda-t-il en balayant du regard le désordre de la pièce.

Elle acquiesça. Et alors, il se joignit à elle, il s’empara des bougies et remplaça celles qui s’étaient éteintes. Ensemble ils astiquèrent les placards, firent briller le parquet et nettoyèrent le local de fond en comble. Ils parlèrent de l’équipage et firent connaissance, elle apprit donc que l’équipage était divisé en plusieurs catégories, d’abords les mousses, ensuite les novices, puis les matelots, le Sous-Capitaine et le Capitaine bien entendu. Lui, Luigi, était passé novice depuis peu, il avait dix-sept ans, en paraissait vingt-cinq et venait de la province de Messina où les chants des montagnes siciliennes avait bordé son enfance. Elle apprit également qu’Ubaldo était le matelot le plus proche des capitaines, que Flavio était le plus jeune et le plus avisé, que Jacopo haïssait les femmes et que Vasco n’était pas quelqu’un à fréquenter. Elle les connaîtrait tous, elle voulait passer des moments avec chacun d’eux.

 

Lorsque le soleil pointa à l’horizon, diffusant sa lumière cuivrée à travers les hublots du vaisseau, les deux jeunes gens avaient enfin terminé leur besogne. Ils regardèrent le parquet luisant, les armoires fermées et brillantes et les sacs d’ordures qu’ils avaient rassemblées, puis se regardèrent et échangèrent un sourire. Ils montèrent sur le pont du bateau et s’assirent côte à côte face au jour levant. Ils restèrent un instant là, en silence, à observer le navire en éveil qui montrait peu à peu des signes de vies.

 

 

 

 

 

 

 

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