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Sur les mains '' ''
5 avril 2009

I Crudeli di Bosa Marina (4)

La matinée fut agréable, un vent du nord aérait la lourdeur habituelle du climat, et permettait aux marins d’échapper à la rame. L’atmosphère était plutôt détendue, Bartolomeo maniait la barre en discutant avec Ubaldo tandis que la jeune fille les observait en tentant de se remémorer les prénoms qu’elle avait en partie appris par Luigi pendant la nuit. Au pied d’un mât, quatre hommes jouaient aux cartes, elle reconnut Flavio, cet acrobate au visage d’ange, et Ilario qui lui avait indiqué où se trouvait l’eau de pluie, Luigi qui parfois jetait des coups d’œil furtifs dans sa direction, et un dernier qu’elle ne connaissait pas. Trois autres lançaient leurs couteaux sur des cibles de tissus, elle identifia parmi eux Vasco qui semblait ne pas s’entendre avec Luigi, et Jacopo qui lui avait été décrit. Basileo les accompagnait, il participait aussi et les corrigeait, les reprenant sur l’intensité ou la précision du tir. Virgilio et deux autres matelots semblaient vérifier l’état des cordes et des filets du bateau, tandis qu’elle apercevait de là où elle était, Vittore aux cuisines. Un seul se démarquait, elle ne connaissait pas son nom et ne voyait que son profil. Il était assis à califourchon sur la rambarde du navire, et regardait au large tout en fumant un cigare. Les muscles de son dos brun de soleil laissaient deviner plusieurs années d’efforts, et ses cheveux sombres et secs cachaient son regard qui frôlait la surface de l’eau. Il semblait ailleurs, comme plongé dans de profondes réflexions ou d’anciens souvenirs, il avait cette mine de personne préoccupée, concentrée sur quelque chose de mystérieux et d’inatteignable pour tous les autres. Un coup de vent révéla des joues creuses aux pommettes saillantes, et un nuage de fumée s’évada de sa bouche aux lèvres fines et au menton droit. Un coup de coude la tira de son observation, c’était Virgilio qui lui suggérait de le suivre, mais elle profita du fait que tout le monde soit sur le pont pour l’ignorer, claire et digne. Elle s’installa alors aux côtés des joueurs et profita de ce temps libre pour aiguiser sa dague. Elle sortit de sa botte le manche doré de son couteau, et le reflet du soleil dans les pierres précieuses l’éblouit. Elle se mit à la tâche avec soin, frottant la lame avec une pierre ronde. Basileo s’approcha des joueurs :

« - J’ai bien peur que le vent ne se couche d’ici peu. » soupira-t-il en regardant le ciel.

« - Vous savez où en est Vittore ? »

« - Nan, vous voulez que j’aille voir Capitaine ? » lui demanda Ilario.

« - Oui, va, et dis lui de se dépêcher, on crève de faim ici. »

Ilario se pressa vers les cuisines et Basileo s’écarta du groupe pour aider les autres à vérifier le matériel du navire. Elle se trouva alors forcée d’abandonner son activité, elle était fascinée par le Capitaine Basileo. Elle s’arrêta un instant et leva la tête en direction de cet homme qui l’émerveillait tant. Il était l’incarnation de tout ce qu’elle aurait voulu être, il était l’homme qu’elle avait entrepris, pendant toutes ces années, de devenir. Lui ressembler avait toujours été son objectif, car elle n’avait pas la prétention de le surpasser ce n’était pas envisageable. C’est à lui qu’elle pensait pendant ses leçons d’escrime, avec lui encore qu’elle s’imaginait lorsqu’elle s’entraînait à séduire les nobles à la cour d’Autriche, c’était lui sa référence, son héros, et sans même le savoir il était son maître depuis bien longtemps déjà. C’est son œuvre et son courage qu’elle admirait, sa volonté et sa détermination. Il était la personne qu’elle respectait le plus, il était la seule personne qu’elle respectait vraiment. Il avait su, par ses propres moyens, par sa seule initiative, construire un navire, constituer un équipage, former des hommes vulnérables à devenir de redoutables pirates, parti de plus bas que terre il avait atteint le ciel. Cette fois ce fut Basileo lui-même qui l’arracha à sa rêverie.

« - Rassemblement ! » hurla-t-il.

Les hommes se regroupèrent en cercle, et s’assirent autour de Vittore qui leur distribuait du poisson grillé et des pois séchés. Les marins se bousculaient pour être servis les premiers et le tintement des gamelles en métal qui se heurtaient les unes contre les autres énervait Basileo qui voulait leur parler. Il se racla la gorge, et les exclamations se transformèrent en chuchotements. Mais lorsqu’il s’écria « Assez. », les matelots se passèrent les plats et mangèrent en silence.

« - Comme je l’avais malheureusement prévu, le vent nous abandonne. Je pense qu’on n’aura pas besoin de plus de deux heures de rame car nous avons bien avancé ce matin. Le trajet devrait être calme jusqu’à cette fameuse île. La cité s’appelle Ciutadella, c’est, il me semble un territoire espagnol. En étudiant la carte j’ai remarqué une crique par laquelle nous pourrions débarquer, à proximité de la ville. »

Il s’arrêta de parler un instant et semblait réfléchir.

« - Comment s’appelle-t-elle déjà, Barto ? »

« - Sa Farola, il me semble. » lui répondit subitement le Sous-Capitaine.

« - Exact. Le succès nous attend mes amis ! Bon appétit compagnons ! »

Tous levèrent leurs verres en souriant malgré qu’ils aient la bouche pleine de pois à moitié mâchés. Lorsque le déjeuner fut terminé et que tous étaient repus, le Capitaine frappa deux fois dans ses mains et les matelots se dirigèrent vers la salle des rameurs. La jeune fille se noya dans la foule et emprunta l’escalier Nord. Un novice aidait Vittore le cuisiner à ranger les assiettes et elle remonta quelques marches pour demander si elle pouvait leur rendre service, mais elle ne pu atteindre le pont. Virgilio qui était le dernier de la file la saisit par le bras, et sans même qu’elle n’ait le temps de réagir, il ouvrit une porte et s’engouffra dans une pièce étriquée tout en la tenant fermement. Il referma la porte derrière eux en faisant fuir avec lui la lumière du jour. L’endroit était minuscule et, en se cognant à quelque chose qu’elle devina être un balai, elle supposa que c’était un placard.

« - Tu as bien fait ta maligne tout à l’heure, hein ? » grogna le matelot. Il la prit par les cheveux et la força à s’accroupir face à sa virilité.

Personne ne les savait là, mais les ronronnements de plaisir de Virgilio traversèrent la porte de bois et intriguèrent Manlio, le novice qui, après avoir aidé le cuisinier, prenait son temps pour rejoindre les autres à la rame. Il ralentit au niveau du placard, tendant l’oreille pour identifier les bruits qui l’alertaient. Lorsqu’il comprit, il ouvrit la remise d’un geste brusque et se retrouva face aux yeux terrifiés de Virgilio prit sur le fait. Il demeura un moment immobile, comme pour laisser un effet, et par son visage absolument neutre et impassible, il les humilia sans prononcer un mot. Il s’en alla en laissant entrer dans le placard l’air et la lumière du dehors.

Après une après-midi particulièrement fatigante, l’équipage pu enfin, à la nuit tombée, se reposer. Elle suivit les matelots qui regagnaient leurs lits, c’étaient en fait soit des hamacs suspendus sur le pont du bateau, soit des paillasses entreposées par terre dans une cabine en face de l’escalier Sud. Leurs lits étaient faits de paille recouverte par des draps de coton ou de laine et s’entassaient les uns à côté des autres. La cabine sentait le renfermé, une unique fenêtre permettait à l’air de s’infiltrer, tant bien que mal entre les odeurs des nuits masculines. Tous se couchèrent et s’endormirent très vite.

 

Lorsque Ilario ouvrit la porte de la cabine pour aller relayer Ubaldo au guet, la lumière de l’aurore réveilla la jeune fille. Se remémorant l’agréable moment passé avec Luigi au lent épanouissement du bateau, elle ne se rendormit pas, bien qu’elle fût fatiguée. Elle se leva sans bruit et rejoignit Ilario sur le pont à pas de loup, étourdie encore de sa nuit.

« - Bonjour mademoiselle. » lui adressa-t-il gaiement.

« - Bonjour. » murmura-t-elle.

« - Suis moi, je vais te faire découvrir une merveille. »

Il s’approcha du mât central et saisit une corde qui en pendait le long, il enroula ses pieds de telle sorte qu’il s’éleva jusqu’en haut. Il y avait une plateforme en bois qui surplombait le navire. D’en bas, la jeune fille apercevait deux silhouettes se serrant la main et se tapant chaleureusement les épaules. Puis, elle remarqua le profil d’Ubaldo qui descendait du mât à l’aide de la corde. Quand il l’aperçut, il lui jeta un « Il t’attend. » et se faufila dans la cabine pour récupérer des heures de veille. A son tour elle s’empara de la corde lisse, et tenta de croiser ses jambes autour de la corde à la manière des deux marins, mais sans succès. Elle entreprit alors de se hisser par la force de ses bras. La corde était longue et ses muscles engourdis. Elle lutta, ne cédant pas et persévérant dans l’effort à la vue du vide qui grandissait sous elle, des gouttes de sueur roulaient le long de ses joues et entre ses seins. Les derniers mètres furent les plus terribles, ses bras semblaient glisser et elle sentait qu’ils pouvaient défaillir à tout moment. Lorsqu’elle atteint la plateforme, elle se laissa tomber aux pieds d’Ilario qui la regardait perplexe.

« - Pourquoi tu ne t’es pas servie de tes pieds ? » s’étonna le matelot en fronçant les sourcils.

Elle ne répondit pas, tentant de reprendre sa respiration.

« - Je ne comprendrais jamais les gens qui font toujours plus difficile qu’il n’existe. » chantonna-t-il dans sa barbe.

« - Allez, lève toi maintenant, je veux te montrer quelque chose. »

Il la souleva par les mains. Elle avait le visage rouge et luisant mais face à ce qui s’étendait devant elle, son teint blêmit, ses yeux s’écarquillèrent et se remplirent de stupéfaction. On voyait d’ici à des dizaines de kilomètres à la ronde, et de toutes parts la Méditerranée offrait sa pureté turquoise et sa sagesse azure. Il n’y avait plus aucune trace d’un moindre lopin de terre et l’écume des vaguelettes qui suivait le bateau rythmait le paysage d’une respiration presque régulière. Quelques mouettes s’amusaient à accompagner le vaisseau anonyme qui se frayait un passage dans l’immensité de l’onde.

« - Alors ? » l’interrogea Ilario, fier et cordial.

Elle l’observa un temps. Ses yeux noirs étaient petits et enfoncés, ce qui lui donnait un air sévère que son sourire permanent et son corps dégingandé trahissaient. Sa gigantesque silhouette frêle se courbait pour s’accouder à la rambarde et ses mains abîmées étaient croisées. Il la regardait et son visage aux traits marqués attendait une réponse.

« - C’est impressionnant. » souffla-t-elle.

« - Pas vrai, hein ? »

Il serra entre ses mains la barrière de bois.

« - Fait comme moi, tu n’as pas vu le meilleur. »

Il se pencha par-dessus, laissant toute la moitié supérieure de son corps s’incliner dans le vide. Un instant elle crut qu’il allait se renverser, et chuter hors de la cabine de guet, mais il maîtrisa la situation et se releva tranquillement.

« - A toi. Tu verras c’est amusant. Ca fait peur au début, mais une fois qu’on a surpassé la peur, c’est amusant. »

A cette altitude on sentait la brise qui pourtant disparaissait en bas. Elle n’avait jamais eu peur du vide, mais elle doutait de sa capacité à se soutenir après l’énergie qu’elle avait dépensé. Face à son hésitation, Ilario ajouta :

« - Je te tiens si tu veux. »

Il s’accroupit et lui maintint les pieds au sol. Alors elle se pencha au dessus de la mer et de sa prestance. Au dessous d’elle, du vide, puis, le pont du bateau, à côté d’elle, de l’air et des oiseaux joueurs, au dessus d’elle, le ciel et des nuages naissants. Le vent s’engouffrait dans ses cheveux détachés qui lui fouettaient le visage, ses boucles mordorées avaient l’air de s’échapper au large et le vertige qu’elle éprouvait se transforma en enthousiasme soudain.

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