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Sur les mains '' ''
14 juillet 2009

Gli Crudeli - version définitive

Gli Crudeli

 

 

1. L’episodio

 

Il y en avait de toutes les couleurs, des rouges, des jaunes, même des violets. Certains avaient la couleur du sable et d’autres portaient sur leurs écailles les couleurs de l’arc-en-ciel. Ils déambulaient entre les rochers, venant de toutes parts, se cachant derrière des coraux et se faufilant à travers les algues. Ils se déplaçaient en bancs, pour la plupart synchronisés et prudents, attentifs au moindre danger éventuel, mais d’autres cependant restaient solitaires, faisant preuve d’orgueil et de confiance. Les oursins eux, restaient calmes, tranquilles, agressifs contre leur gré, victimes des prédateurs affamés malgré leurs solides épines. La mousse moelleuse s’accrochait aux pierres, immobile, mais laissant tout de même quelques unes de ses plus longues tiges onduler dans un sens, ou dans un autre selon la force du courant de cette mer limpide, en témoin de la vie sous-marine. Les poissons s’agglutinaient autour des rochers, tandis qu’au large on ne voyait que du bleu et du sable à l’infini. L’eau était douce et veloutée, palpable et fuyante, amicale et effrayante, salée et accueillante. Elle n’était pas agitée ni violente, mais semblait posséder une forte personnalité, autant chaleureuse que présomptueuse. Sa couleur était à la fois uniforme et diverse, si claire qu’elle en était transparente à la surface et non moins sombre que la nuit dans ses profondeurs. Les rayons du soleil brûlant étaient des raies de lumière et de chaleur transperçant par endroits l’onde azurée, comme les astéroïdes traversent les nuages, égarés et ne sachant plus où se perdre entre Terre et ciel. Sur la côte, le vent iodé rafraîchissait l’atmosphère bouillonnante qui, à l’intérieur des terres, assoiffait les myrtes. Le sable chaud de la plage était fin et presque blanc, étendant sa puissance et son ampleur sur tout le tour de l’île. Il bordait ce grand morceau de terre sèche, l’encerclant de tous côtés, comme s’il le maintenait hors de l’eau, empêchant ses basses montagnes de se faire engloutir par la mer pourtant peu menaçante.

 Les pierres rouges du littoral s’étaient peu à peu couvertes de petits villages qui ensorcelaient tous ceux qui y passaient. Les façades décrépites des maisons reflétaient leurs couleurs anciennement vives sur les pavés poussiéreux. Le temps et le soleil avaient usé, au fil des années, les murs jaune d’or, orangés, rose fushia, de coloris éclatants autrefois, leur donnant des teintes pastelles, plus douces. Dans les rues de Bosa passait un souffle de simplicité, il parcourait la ville en s’immisçant dans les ruelles étroites et les escaliers pentus, allait jusqu’au port et longeait il Temo, pénétrait dans les auberges et s’envolait dans les montagnes. Cette atmosphère était présente à chaque recoin de la ville, cette impression qu’en ce lieu, tout était plus facile, que sa vie se jouait à chaque instant, que rien n’était prédit d’avance. Le fleuve qui traversait le hameau donnait à Bosa Marina un aspect de tranquillité, et forgeait son caractère tout à la fois. Chaque personne visitant le village, qu’elles restent une nuit, une semaine ou toute sa vie, gardait un souvenir singulier de cette cité particulière.

 

L’air tiède faisait transpirer la ville dont les pavés étaient encore chauds de la lourde journée. Ce soir-là le bistrot Ofelia d’amore était bondé, les serveuses surpassées couraient de tables en tables tandis que la patronne discutait au comptoir avec un Français de passage en ville, en buvant les verres de Vernaccia qu’elle aurait du servir, en se dandinant pour attirer le regard de l’homme sur sa poitrine débordante et généreuse. Les insulaires habitués occupaient une partie du café, les filles se pavanaient et encourageaient les hommes à les tripoter tandis qu’eux, à moitié saouls, passaient leurs mains rudes sur leurs cuisses lisses et grasses, avec sur leurs visages une expression de satisfaction virile lorsqu’ils leur glissaient des billets sous leurs jupes. Mais la plupart de la clientèle était constituée de l’équipage du Capitaine Basileo. Gli Crudeli, redoutés sur toutes les côtes de la Méditerranée, de l’Adriatique, et même de l’Atlantique, était un groupe de quatorze pirates déjantés sous les ordres d’un Capitaine tyrannique et barbare. Ils étaient réputés pour être les plus sauvages, cruels et sans pitié – d’où leur nom – de toute l’Europe, ils pillaient les maisons, violaient les femmes et s’enfuyaient au petit jour après avoir enflammé la ville. Mais Bosa Marina était leur pied à terre, leur point de référence, et l’Ofelia d’amore restait leur fidèle lieu de trêve. Basileo et la patronne Ofelia, amis depuis des années, entretenaient une relation amicale, elle était une des seules personnes à qui le Capitaine accordait sa confiance car ils s’étaient connus enfants à une période de leur vie qui fut déterminante pour tous deux. C’est pourquoi, après chaque long périple, le Capitaine Basileo imposait à ses matelots un passage à Bosa, pour dilapider plus de la moitié de leur butin en coucheries diverses, l’autre moitié étant utilisée pour s’abreuver à ne plus pouvoir se tenir debout. Les pirates, cette fois, revenaient de Cuba d’où ils avaient ramené des tonneaux de rhum et des cigares diffusant des odeurs de muscade. Les hommes enfumaient la pièce étriquée et faisaient couler l’alcool à flots tout en épiant du coin de l’œil quelle demoiselle ils allaient choisir comme compagnie pour la nuit qui s’annonçait très douce. On entendait des rires, aigus ou gras, sincères ou secs, les gorges se renversaient, laissant apercevoir le début des seins ronds s’échappant quelque peu des décolletés trop accueillants. Les mains rugueuses des matelots, abîmées par tant de combats forcenés, souillées de batailles acharnées, ayant fait couler tant de sang mais scintillantes de précieux rubis, caressaient les bassins de ces déesses qui ondulaient leurs corps sensuellement. Les hommes de l’équipage étaient couverts de balafres mal cicatrisées, l’expérience de la piraterie leur ayant laissé des empreintes indélébiles. On disait qu’ils étaient tous tatoués, entre les deux pectoraux, d’un gouvernail entremêlé de deux haches, symbolisant leur mode de vie de pirates sanguinaires, et de marins expérimentés, déterminé par des aventures de toutes sortes à travers les mers. Quoiqu’on en dise, Gli Crudeli étaient connus dans toute l’Europe. Certains les craignaient, grinçant des dents à la moindre évocation de leur nom, ou de celui du Capitaine, tandis que d’autres les admiraient, rêvant souvent secrètement de pouvoir un jour les rejoindre. Mais entrer dans l’équipage des Crudeli était une tâche laborieuse et dangereuse. Le Capitaine exigeait de voir de ses propres yeux des actions téméraires, une soumission absolue et un engagement à vie, ensuite, s’il était satisfait, il attendait l’accord à l’unanimité de tous les marins de l’équipage. De plus, il ne recrutait de nouveaux pirates que lorsque l’un d’eux les avait quitté, car chacun avait une fonction bien précise, et il n’y avait pas de place pour une personne de plus, elle aurait été de trop.

Basileo était en train de raconter leur pillage de La Havane à trois filles ébahies, vantant leurs miracles et bravoure, lorsque le Français accoudé au comptoir lança un « Tu parles…» qui terrifia toute l’assemblée. Les femmes poussèrent de petits cris de surprises, plaignant intérieurement déjà le triste sort du voyageur, tandis que les marins se figèrent sur place, scandalisés qu’une telle offense puisse être adressée à leur respectable Capitaine. Basileo, lui, au summum de l’étonnement, ne put réagir tout de suite face à cette insulte inattendue. Les regards jonglaient entre le Capitaine, en attente de la sanction qu’il allait infliger à cet importun, et le Français, affolé lui-même du poids de sa réflexion. Le silence s’empara de l’Ofelia d’amore pendant un long moment, le temps était comme suspendu, la pression montait. Des gouttes de sueur coulaient le long du visage du voyageur, il retenait son souffle en se demandant si sa vie allait s’arrêter d’ici quelques secondes et si c’était le cas, de quelle manière. Une atmosphère d’attente et de tension occupait le café, lorsque soudain, une fille qui était restée un peu à l’écart depuis le début de la soirée s’approcha du Français. Le bruit de ses bottines à talons heurtant le carrelage résonnait entre les murs à chacun de ses pas, elle ne portait qu’une courte tunique qui laissait apparaître des jambes pâles et fines, bien que musclées. Un long collier de perles d’argent pendait autour de son coup jusqu’entre ses seins,  si petits qu’on ne les devinait qu’à peine sous le voile du vêtement. Ses cheveux châtains remontés à l’aide d’un pic de bois, étaient quelque peu décoiffés et certaines boucles s’échappaient du chignon et tombaient sur ses épaules découvertes. Elle s’avançait de plus en plus près du voyageur, ses yeux perçants rivés sur le haut de son torse crispé. Lentement, elle se courba et glissa sa main dans sa botte. Elle en sortit une magnifique dague dont le manche était orné de pierres précieuses, la lame brillante et polie était très aiguisée et semblait impérieuse, coupante. Puis, dans un mouvement fluide et déterminé, elle brandit son bras muni d’acier acéré et trancha d’un coup sec la gorge du Français, ses deux mains pressant l’objet doré. Un jet de sang chaud gicla sur sa robe et éclaboussa son visage. La tête du voyageur roula au sol, salissant le parquet d’une traînée rougeâtre, alors que le corps décapité tituba sur place quelques secondes et tomba à son tour violemment en arrière. Ensuite, sans même s’essuyer le visage, elle se retourna et s’inclina face au Capitaine en posant un genou à terre.

« - Je n’aurais jamais toléré un tel affront, mon Capitaine. » murmura-t-elle.

Basileo l’observa un temps.

« - Tu m’as privé du plaisir que j’aurais eu à corriger mon honneur entravé. Et tu ne fais pas partie de mes matelots, comment peux tu te permettre de m’appeler comme ça ? » grogna-t-il dédaigneux.

Le sang du Français dégoulinait le long des joues de la jeune fille. Elle paraissait invulnérable, intouchable. Elle était divine, d’une délicieuse féminité guerrière et pourtant on ne lisait aucune fierté sur son visage. Elle gardait ses yeux baissés sur les pieds de Basileo de sorte qu’il pouvait garder toute puissance sur elle.

« - Je voudrais vous rejoindre à bord. »

Les autres filles ainsi que la patronne la regardèrent avec des yeux ronds. Une des leur qui voulait se faire pirate ! Elle était folle, elles étaient mieux au chaud qu’à risquer leurs vies, et de toutes façons elle n’avait pas la moindre chance d’être acceptée à bord. Rien que le fait d’être une femme aurait du éradiquer ses éventuels espoirs. Les marins quant à eux, gloussèrent bêtement.

« - Une catin avec les Crudeli ! Qu’est ce que tu crois ma poule ? Qu’une putain va monter à bord ? Roulure !» braillaient-ils.

« - Je ferais tout ce que vous ne voulez pas faire. Je vous prouverai mon endurance.»

Mais quand ils commencèrent à vouloir se lever pour la bousculer, le Capitaine les interrompit.

« - Taisez-vous bande de gueux. »

La jeune fille leva ses yeux remplis d’espoir vers lui, le visage encore couvert de perles pourpres qui glissaient le long de son cou blanc.

« - Une boniche pourrait toujours nous être utile. »

« - Une femme, Capitaine ! Sans vouloir vous manquer de respect, c’est une femme, une femme ! » se risqua un matelot.

« - En effet, belle remarque Jacopo. Mais elle n’a pas mentionné qu’elle souhaitait faire partie des Crudeli, mais seulement qu’elle voulait nous rejoindre à bord. » précisa-t-il, un sourire narquois se dessinant sur le coin de ses lèvres.

« - Je serai votre servante si vous m’acceptiez. »

Les matelots étaient stupéfaits rien qu’à l’idée que le Capitaine hésite à l’engager, eux qui avaient tant peiné pour se faire une place au sein de l’équipage. Ils se sentaient comme trahis, et adressaient à Basileo des regards interrogatifs et inquiets.

« - Tu te plieras à chacune des instructions que chacun de nous t’ordonnera, même les Mousses. Tu ne broncheras pas et ne te plaindras jamais. Si un jour je t’entends râler, je te jetterai du pont. C’est à prendre ou à laisser. »

Les marins n’en croyaient pas leurs oreilles, bien qu’ils n’auraient jamais accepté une telle offre, sachant comme la vie était dure au début à bord du navire du Capitaine. Ils se rappelaient la vie de chien soumis et de limace rampante qu’ils avaient du subir en silence pour se faire respecter de Basileo et des autres. Tout le monde passait par là.

« - Je prends, mon Capitaine. » répliqua la jeune femme sans même hésiter une seule seconde.

 

2. I primi passi

 

 Gli Crudeli partirent le matin suivant, après avoir passé la nuit avec les filles de l’Ofelia d’amore. Elle seule s’était retirée. Elle s’était promenée dans les rues de Bosa Marina qu’elle avait parcouru des milliers de fois ces deux dernières années. Elle avait longé le port, désert au beau milieu de la nuit, ne voyant que les mâts des bateaux les plus proches tanguer comme des somnambules au rythme des vaguelettes. Le bruit de l’eau contre les coques, celui  de vieux bois qui craque, et les battements de son cœur. Quitter une ville, elle savait le faire, mais à chaque fois elle ressentait ce pincement de nostalgie qui lui piquait le ventre malgré elle, mais sa joie profonde de prendre le large avec des pirates barbares et de découvrir le monde sous les ordres du Capitaine Basileo lui avait fait oublier sa mélancolie et l’avait plongée dans une rêverie envoûtante. Elle était prête à tout, elle se sentait le courage d’affronter toutes les épreuves qui l’attendait, aussi dures qu’elles le seraient sûrement. Elle n’avait averti personne de son départ, et n’avait préparé aucun bagage.

 Ils embarquèrent à l’aube. Le ciel était rouge et pommelé de nuages encore ensommeillés. Les quatorze matelots se tenaient sur le quai, affichant des yeux cernés et des moues de gueule de bois, les mines grises encore de leur soirée de saoulerie. Ils portaient des lambeaux de vêtements mais ne frissonnaient pas malgré la fraîcheur de l’aurore qui apaisait dans la ville les agitations de la veille. Ils commencèrent à monter en fil indienne dans le navire, titubant et pestant contre le moindre pavé, la moindre planche de bois sur laquelle ils manquaient de trébucher à chaque pas. Le vaisseau, abordé au ponton qui s’avançait dans l’eau claire, rendait tous les autres bateaux ridicules. Il était construit entièrement en bois sombre, et arborait au devant de sa proue la gueule ouverte d’un requin d’argent affichant de longues dents saillantes. Il n’était pas nommé comme les autres, sa présence seule suffisait à comprendre sa personnalité.  Il semblait dominer la ville, du port jusqu’au clocher, imposant le respect par son allure et sa grandeur. Trois grands mâts défiaient le ciel, ils paraissaient frôler les nuages dans leur splendeur et leur immensité ; même les oiseaux du point du jour se taisaient, certains slalomaient silencieux entre les voiles repliées du bateau, tandis que d’autres, fiers, se posaient sur les cordages, observant de haut le village sur la colline sarde. La jeune fille, l’âme chavirée après sa promenade nocturne, regardait la scène avec admiration sans en croire ses yeux. Elle s’avança avec entrain de la passerelle pour monter à bord, en suivant l’équipage, mais une voix étranglée cria son nom derrière elle. C’était Ofelia qui la priait de venir lui dire au revoir.

« - Viens là, ma chérie. » Elle la serra dans ses bras, tièdes encore de la douceur du lit.

« - Tu sais, je tenais à te dire… Voila, comment t’expliquer… Je sais que tu tiens à monter dans ce bateau. » bafouilla-t-elle.

Ses joues s’empourprèrent d’inquiétude maternelle, ses yeux brillants regardaient la jeune femme avec anxiété.

« - Je sais ce qui se passe. Tu sais, on a toujours envie de croire à nos rêves de petite fille, on ferait tout pour les réaliser, mais on ne se rend pas compte qu’en réalité… En réalité c’est vraiment différent. On croit savoir, mais… Ecoute, je connais bien Basileo, et, je sais ce qu’il aime et comment il agit. Tu devrais réfléchir plus longtemps, je m’inquiète pour toi, les filles s’inquiètent pour toi, on s’inquiète toutes pour toi, tu risques de faire l’erreur de ta vie. »  Elle avait parlé avec une voix moralisatrice et semblait sincèrement préoccupée. La jeune femme, elle, prit dans les siennes les mains potelées d’Ofelia.

« - Je reviendrai. »

Elle courut en direction de la passerelle où les matelots se dépêchaient de monter de peur de rester seuls sur le quai. Elle y grimpa sans même jeter un dernier regard en arrière. A présent seulement quelques mètres la séparaient de l’immense bateau. Chacun de ses pas était décidé et de plus en plus affirmé. Lorsqu’elle posa son pied sur le planché du navire, elle éprouva une sensation d’immense satisfaction. Elle était réellement sur le bateau, et pouvait l’observer de l’intérieur. Elle passa sa main sur les rampes vernies et sentait sous ses doigts le caractère à la fois lisse et noueux du bois. Elle regarda au dessus de la rambarde et aperçut un jeune garçon encore sur le ponton, il semblait minuscule vu de si haut. Au signe du Capitaine, il libéra le bateau des cordes qui le maintenaient retenu au bord, puis s’accrocha à l’une d’elles comme à une liane, et rejoignit l’équipage en deux temps trois mouvements avec une habileté de singe. Ses cheveux blonds et ses yeux clairs comme l’eau lui donnaient un air d’ange, mais ses genoux et ses mains étaient écorchées autant que celles des autres pirates, à bord depuis des années. La jeune femme se mêla à l’équipage dans un mélange d’appréhension et de volonté certaine. Elle n’était pas la plus petite ni la plus jeune, il lui sembla qu’elle était plus âgée que quelques uns, dont le jeune singe blond. Cependant, le fait d’être une femme la différenciait beaucoup, elle ressentait que malgré ses efforts pour se confondre avec les matelots, son inexpérience ne passait pas inaperçue. Le Capitaine s’approcha d’eux.

« - Pas de vent, vous savez ce que ça veut dire. On fera un point une fois sortis du port. »

Il y avait deux escaliers, l’un au devant du bateau, l’autre à l’arrière, vers lesquels les marins se pressèrent. Elle sentait alors le bateau qui commençait à se mouvoir et regarda le requin étincelant qui pointait de ses dents le soleil fauve émergeant de l’horizon. Trois matelots étaient restés sur le pont et tirèrent avec force sur les cordages en dénouant les ficelles. Les voiles déployées, mais inertes car il n’y avait pas suffisamment de vent pour les animer, le navire sans nom glissait vers le large.

« - Tu n’es pas dispensée Minaude ! » lui hurla le Capitaine.

Elle rejoignit alors les matelots qui étaient descendus. Après avoir dévalé le long escalier dans lequel traînaient seaux, cordes et bouteilles vides, elle entra dans une immense pièce où deux rangées de cinq bancs de bois étaient alignées, ne laissant qu’un étroit passage entre elles. Il n’y avait aucune fenêtre, et les seules ouvertures sur l’extérieur venaient des fentes qui permettaient à de longues rames d’atteindre la mer. Les bancs étaient tous occupés, chacun des marins s’asseyait à une place qui semblait déterminée d’avance. Tous saisirent les rames et s’exécutèrent dans une rapidité qui la surprit. Elle ne su où s’asseoir, car il n’y avait aucun siège de libre, elle hésitait entre demander à quelqu’un ou s’asseoir n’importe où lorsqu’un jeune homme l’interpella.

« - Viens là, tu m’aideras. »

Elle s’assit alors à ses côtés. Sa peau était brune et ses cheveux très sombres, il maniait la rame avec prudence et savoir faire. Il lui indiqua d’un signe de tête comment positionner ses mains sur la barre. Elle suivit son conseil et l’imita, ils ramèrent en silence, soufflant d’effort aux mêmes moments.

 

Quelques minutes plus tard, un des matelots qui était resté sur le pont descendit pour avertir les autres qu’il était temps de remonter. Tous se levèrent et prirent l’escalier dans un brouhaha de blagues et de réflexions. Elle se faufila dans la masse, et sentit, lorsqu’elle gravissait marche par marche l’escalier étroit, le contact d’une main chaude sur ses fesses.

« - Allez, monte ma jolie. »

Elle se retourna et se trouva face à face avec une mâchoire souriante à moitié édentée. Il la regardait avec un air vicelard en plissant ses petits yeux enfoncés. Sur le pont les marins était en cercle, le Capitaine Basileo faisait partie du groupe. Le jeune à coté de qui elle s’était assise pour ramer lui murmura :

« - On se met toujours en cercle, chaque personne doit voir tout le monde. Le Capitaine va nous indiquer l’itinéraire et des détails pratiques. Il a ses jours, j’espère qu’il est de bonne humeur. »

Elle le remercia d’un sourire. Le Capitaine se racla la gorge.

« - Alors alors, voyons vos mines. Vous semblez épuisés… »

Il inspecta de près les visages des matelots d’un air mécontent.

« - Cela ne me plait pas. N’oubliez pas, sur le bateau, toujours en forme, un pirate fatigué est un homme incompétent, faîtes la fête tant que vous voulez, j’veux juste que vous soyez opérationnels et sans râler. Maintenant retenez ça et écoutez moi. »

Il marqua une courte pause.

 « J’ai entendu parler d’une île à quelques quatre cent kilomètres d’ici, il paraît qu’une de ses villes fait des merveilles, et il serait tentant d’y jeter un coup d’œil, n’est ce pas ? »

Son visage d’abord accusateur devenait jovial au fur et à mesure qu’il se projetait sur cette fameuse île. Lorsqu’il parlait, son regard s’attardait quelques fois sur un marin, ou alors vers le large. Par son expression et sa description de la future ville victime, il communiquait son enthousiasme à tout l’équipage. Bientôt les marins se frottaient les mains avec de l’or dans leurs yeux. Le bateau était sorti du port qui n’était devenu qu’un petit point noir au loin, sur la colline rétrécie, on n’apercevait plus que la côte avec ses plages et rochers pourpres d’un côté, tandis que de l’autre s’étendait la Méditerranée, claire et calme jusqu’à l’horizon.

« - On pourrait y être en deux ou trois jours si on a plus de vent que maintenant, sinon vos bras vont s’en rappeler ! »

C’est ainsi qu’ils se mirent en route, les marins savaient exactement que faire, et accomplissaient leurs tâches avec expertise et assurance. Parfois, le Capitaine passait dans les parages et leur parlait de choses et d’autres, de cette fameuse île, d’anecdotes, du temps qu’il prévoyait, et leur donnait des conseils et des ordres. L’ambiance était à la rigolade : tant qu’on travaillait dur on pouvait plaisanter. La jeune fille, elle, proposait son aide sans cesse et essayait de se rendre utile, mais en vain. Personne n’avait besoin d’elle, et le Capitaine ne l’approchait pas. Se voyant laissée de côté, elle décida de rester dans un coin et d’observer l’équipage en action. Le vent était enfin apparu, et les voiles gonflées du navire le faisaient avancer, en glissant sur l’eau avec détermination et puissance. Personne donc n’était à la rame, certains tiraient sur les cordes avec force, leurs muscles volumineux luisant au soleil pour contrôler le bateau, tandis que d’autres s’entraînaient à l’escrime ou aiguisaient les couteaux des marins occupés. Elle en remarqua trois qui paraissaient plus jeunes que les autres, ils semblaient téméraires et énergiques, l’un était le jeune garçon blond, qui grimpait aux mâts et aux cordes comme c’eut été un escalier, et les deux autres s’occupaient des lames, qu’ils faisaient briller comme des miroirs. Mais celui qui la captivait était le Capitaine Basileo, qui régnait sur son bateau en roi tout puissant. Il corrigeait chaque faux mouvement, dirigeait, regardait les cartes, sentait le vent, observait les nuages, en déduisait la direction et les mesures à prendre. Elle le trouvait impressionnant et ne se lassait pas de détailler chacun de ses gestes, chaque partie de son corps. D’abord ses bottes en cuir, avec des sangles dorées qui tintaient à chaque pas, en se cognant contre les chaussures. Puis un pantalon ample rentré dedans, léger, beige sale et une large ceinture qui maintenait les étuis d’un sabre et d’un poignard. Ensuite, une veste sans manche en cuir également, ne cachant pas son torse et ses bras bruns de soleil, qui, quoiqu’ils soient âgés, semblaient toujours vigoureux, et dans le creux de son torse le gouvernail d’encre entrelacé des haches luisait de sueur. Ses cheveux couleur grisaille descendaient dans sa nuque, rassemblés dans une tresse qui atteignait ses épaules. Son visage était couvert de rides et de cicatrices qui témoignaient de sa vie mouvementée, entre combats et voyages. Ses yeux gris n’étaient plus éblouis par les rayons menaçants du soleil d’août, et ses lèvres sèches affichaient un sourire goguenard. Il se faisait du vent avec son chapeau et parlait à voix basse avec un autre homme, tout en se penchant sur une carte de la Méditerranée. L’autre homme, elle le savait, était Bartolomeo, son bras droit de trois ans son aîné. On disait qu’ils s’étaient rencontrés lorsque Basileo avait dix-huit ans et l’envie de partir, qu’il s’était présenté sans rien savoir de lui, et avait été son premier matelot, ce qui lui valait toute sa confiance, le titre de Sous-Capitaine, et le respect de l’équipage admiratif. Recroquevillée dans un coin, elle les observait, sans rien entendre de leur conversation. Elle voyait juste Bartolomeo inquiet et le Capitaine qui semblait le rassurer.

« - Il faut que tu m’expliques. » chuchota Bartolomeo dans l’oreille du Capitaine.

« - Je ne comprends pas, pourquoi tu as choisi de l’emmener avec nous ? Elle est inutile, ne connaît rien à la vie en mer et nous n’avons pas besoin d’un nouveau Mousse. »

« - Regarde moi ça Bartolomeo, regarde attentivement. Elle va distraire un peu l’équipage, le rendre plus gai et enclin à travailler. »

Mais Bartolomeo restait perplexe.

« - Pour la vraie raison, je t’expliquerai en temps voulu et en lieu plus discret. »

Le Capitaine s’avança vers la jeune femme.

« - Tu sais maintenant où se trouve la salle des rameurs ? »

Ce qui n’était qu’à moitié une question. Elle hocha la tête.

« - Dans l’escalier tu trouveras un sceau. Débrouille toi je veux qu’elle soit propre et rangée avant demain matin. Allez, hop ! »

Elle emprunta donc l’escalier Sud du bateau, où elle saisi le sceau poussiéreux et un torchon tâché. L’immense salle était on ne peut plus désordonnée, et couverte de saleté : cendres, mouton de poussière et épluchures diverses y traînaient, comme abandonnés ici depuis des mois. Elle fouilla les placards débordant de bazar et y trouva du vinaigre et du citron. Cela pouvait faire l’affaire, mais il lui manquait de l’eau qui ne soit pas salée. Elle remonta donc sur le pont et tâcha se procurer de l’eau douce. Elle cherchait d’un bout à l’autre du bateau sans succès, lorsqu’il marin l’approcha, souriant :

« - Tu cherches quelque chose ? » lui demanda-t-il d’un air disposé.

« - De l’eau douce. »

Il l’amena vers une réserve d’eau de pluie qui se trouvait être un bidon au pied d’un des trois grands mâts. Elle le remercia d’un signe de tête, et se dirigea vers la salle des rameurs après avoir rempli son sceau. Le même marin qui lui avait touché les fesses quelques instants plus tôt afficha un air enchanté en la regardant disparaître dans l’étroit escalier. Elle se mit donc au travail, commença par vider les placards, elle sortit alors les choses les plus diverses et variées, des balais, des provisions de nourriture, des bouteilles de rhum, des cageots de tabac, des pierres brillantes et cassées, des manches de sabre et des lames rouillées. Elle se sentait pénétrer dans l’univers qu’elle avait toujours convoité, elle était là, plongée dans les merveilles du navire des Crudeli, l’équipage du Capitaine qu’elle avait imaginé, rêvé, désiré mille et mille fois depuis son enfance. Elle observa méticuleusement chaque objet, faisant connaissance petit à petit avec l’âme du bateau, et l’âme de l’équipage. Elle oublia le temps, absorbée entièrement par ses trouvailles farouches, banales et extraordinaires. Mais une voix agressive et autoritaire surgit du fond de la pièce.

« - Qu’est ce que tu farfouilles là ? »

 C’était le fameux matelot qui s’avançait vers elle d’un pas décidé.

« - On t’a demandé de jouer la fouine ? »

Il la bouscula sans qu’elle n’ait le temps de répondre.

« - Ecoute moi bien. Ici, personne de veut de toi d’accord ? Personne. On ne sait quelle idée est passée par la tête du Capitaine, mais il se rendra compte bien assez vite que tu n’as rien à faire ici. Alors si tu ne veux pas que je dise au Capitaine ce que tu étais en train de trafiquer là, tu vas faire ce que je veux que tu fasses. »

Il était violent, il la plaqua contre le mur et déboutonna sa braguette. Elle savait ce qu’elle allait devoir affronter, elle n’était pas surprise, elle attendait d’ailleurs le moment ou le premier matelot échauffé par le surplus de virilité et l’arrivée d’une femme allait venir la voir et la coincer au détour d’un couloir. De toute façon, elle avait fait ça bien souvent depuis qu’elle était partie de chez elle, à ses quinze ans. Lorsqu’on se retrouve à la rue c’est comme ça, les filles deviennent putains et les garçons voleurs, mais elle, plus maligne, avait combiné les deux. Elle avait forgé une âme de guerrière dans un corps de déesse, travaillant son apparence, ses manières et son escrime. Elle jouait de ses charmes à sa guise et réussissait à rendre fou de désir les hommes les plus sages. Fille unique d’un riche bourgeois, elle n’avait jamais été attirée par le monde de l’argent et des affaires, petite déjà elle préférait lire des romans d’aventures, de guerres et de voyages. Elle prit des cours d’escrime avec un maître particulier qui lui instruit tout ce dont il savait, elle devint alors un petit prodige mais ses parents l’ignoraient, son père travaillant jour et nuit à nourrir la passion qu’il avait de la guerre, entre romans historiques et stratégies sérieuses, et sa mère se divertissant comme elle pouvait en compagnie de divers amants. Elle vécut alors sa vie de son côté, traînant dans les rues et dans les cafés sans qu’ils ne le sachent, et s’entraînant de plus en plus intensément. Elle passait ses nuits dehors et testait son charme sur de nombreuses proies. Un soir qu’ils la surprirent au lit avec une jeune fille, ils la renièrent, se disant couverts d’une honte irréparable, et lui coupèrent les vivres. Elle voyagea alors pendant des mois à travers l’Europe, gagnant son pain contre ses douceurs et, augmentant peu à peu sa renommée, elle devint même la favorite du roi d’Autriche à son adolescence. Puis, lorsqu’elle se sentit prête et sûre d’elle, elle débuta son voyage pour Bosa Marina, la ville d’origine des Crudeli qu’elle admirait tant et rêvait de rejoindre, elle connaissait tout sur eux, les exploits, les batailles, les légendes. Elle s’installa alors dans le village sur la colline sarde en attendant patiemment qu’ils passent quelques jours à Bosa. Elle faisait comme elle avait toujours fait, se servant de sa féminité pour manger et avait donc acquis au fur et à mesure un détachement vis-à-vis de son corps, s’apercevant très vite qu’être une femme était un avantage, elle savait qu’offrir ses faveurs était un passage obligé.

Elle fit donc ce qu’il attendait d’elle. Une fois soulagé, il s’éclipsa en lançant d’un ton narquois :

« - Virgilio, rappelle toi, c’est mon nom. Je repasserai ce soir. »

Elle observa la pièce encore plus désordonnée qu’auparavant. L’aventure commençait. Elle se mit alors au travail, commença par trier les babioles des objets plus précieux, écarta les bancs et rassembla les caisses de provisions. Mais à la nuit tombante la salle des rameurs n’était rangée même pas à moitié, et la faible lumière qui provenait des bougies dans leurs cadres de verres ne lui permettait pas de voir l’immense pièce en entier. La nuit était inquiétante par son calme et elle sentait les fantômes des bibelots oubliés occuper la pièce, nerveux, joueurs et rancuniers. Elle s’assit un instant sur un banc, elle n’était pas montée pour dîner et la fatigue lui fermait les paupières, le sol lui paraissait trouble et ses efforts pour maintenir ses yeux ouverts ne furent pas suffisants, elle s’endormit bercée par le ballottement du bateau.

Ce furent des bruits de pas dans l’escalier qui la réveillèrent. Certaines chandelles s’étaient éteintes, n’ayant trouvé personne pour venir les remplacer. La chaleur de la journée était tombée et l’air dans la vaste pièce vide était frais, faisant frissonner la jeune fille. Virgilio apparut dans la sphère de lumière autour des seules bougies restantes,  ricanant silencieusement. Elle se leva difficilement, encore grise de poussière et de sommeil. Elle ne fit pas d’histoires, et quand il remonta se coucher, elle se remit à la tâche. Elle n’aurait jamais terminé à l’aube malgré tous ces efforts, il fallait qu’elle remette en ordre en une nuit une salle qui n’avait pas été nettoyée depuis des mois ! Elle voulu changer les bougies pour ranimer la pièce sombre, mais le cageot était perché sur le haut d’une armoire, et elle ne parvenait pas à l’attraper. Elle empila des caisses de bois et de carton et monta dessus pour atteindre la cagette où se trouvaient les bougies. Mais au moment où elle posa son genou sur l’empilage fragile, une légère secousse du navire la fit glisser, et elle tomba par terre dans un grand fracas. Elle ne se releva pas tout de suite, elle respira lentement pendant un instant et s’appuya sur un banc pour se remettre debout. Un matelot, probablement réveillé par le tapage de sa chute, se précipita dans la salle des rameurs. Il semblait inquiet et, le poignard dans la main, il s’avança de la jeune fille sans la voir. Il cherchait des yeux le voleur ou l’animal qui aurait pu faire ce tumulte, lorsqu’il l’aperçue, le genou écorché et les mains éraflées, l’air ahuri. Il abaissa sa lame et l’interrogea du regard.

« - Je suis tombée, je voulais attraper les bougies là-haut. » dit-elle d’une petite voix en pointant de sa main égratignée le haut de l’armoire.

C’était le marin à côté de qui elle avait ramé, avec sa peau de caramel et ses cheveux de jais.

« - Et ce doit être fait pour demain matin ? » lui demanda-t-il en balayant du regard le désordre de la pièce.  

Elle acquiesça. Et alors, il se joignit à elle, il s’empara des bougies et remplaça celles qui s’étaient éteintes. Ensemble ils astiquèrent les placards, firent briller le parquet et nettoyèrent le local de fond en comble. Ils parlèrent de l’équipage et firent connaissance, elle apprit donc que l’équipage était divisé en plusieurs catégories, d’abords les Mousses, ensuite les Novices, puis les Matelots, le Sous-Capitaine et le Capitaine bien entendu. Lui, Luigi, était passé Novice depuis peu, il avait dix-sept ans, en paraissait vingt-cinq et venait de la province de Messina où les chants des montagnes siciliennes avait bordé son enfance. Elle apprit également, entre autres, qu’Ubaldo était le matelot le plus proche des capitaines, que Flavio était le plus jeune et le plus avisé, que Jacopo haïssait les femmes et que Vasco n’était pas quelqu’un à fréquenter. Elle les connaîtrait tous, elle voulait passer des moments avec chacun d’eux.

Lorsque le soleil pointa à l’horizon, diffusant sa lumière cuivrée à travers les hublots du vaisseau, les deux jeunes gens avaient enfin terminé leur besogne. Ils regardèrent le parquet luisant, les armoires fermées et brillantes et les sacs d’ordures qu’ils avaient rassemblées, puis se regardèrent et échangèrent un sourire. Ils montèrent sur le pont du bateau et s’assirent côte à côte face au jour levant. Ils restèrent un instant là, en silence, à observer le navire en éveil qui montrait peu à peu des signes de vies.

 

La matinée fut agréable, un vent du nord aérait la lourdeur habituelle du climat, et permettait aux marins d’échapper à la rame. L’atmosphère était plutôt détendue, Bartolomeo maniait la barre en discutant avec Ubaldo tandis que la jeune fille les observait en tentant de se remémorer les prénoms qu’elle avait en partie appris par Luigi pendant la nuit. Au pied d’un mât, quatre hommes jouaient aux cartes, elle reconnut Flavio, cet acrobate au visage d’ange, et Ilario qui lui avait indiqué où se trouvait l’eau de pluie, Luigi qui parfois jetait des coups d’œil furtifs dans sa direction, et un dernier qu’elle ne connaissait pas. Trois autres lançaient leurs couteaux sur des cibles de tissus, elle identifia parmi eux Vasco qui semblait ne pas s’entendre avec Luigi, et Jacopo qui lui avait été décrit. Le Capitaine Basileo les accompagnait, il participait aussi et les corrigeait, les reprenant sur l’intensité ou la précision du tir. Virgilio et deux autres matelots semblaient vérifier l’état des cordes et des filets du bateau, tandis qu’elle apercevait de là où elle était, Vittore aux cuisines. Un seul se démarquait, elle ne connaissait pas son nom et ne voyait que son profil. Il était assis à califourchon sur la rambarde du navire, et regardait au large tout en fumant un cigare. Les muscles de son dos brun laissaient deviner plusieurs années d’efforts, et ses cheveux sombres et secs cachaient son regard qui frôlait la surface de l’eau. Il semblait ailleurs, comme plongé dans de profondes réflexions ou d’anciens souvenirs, il avait cette mine de personne préoccupée, concentrée sur quelque chose de mystérieux et d’inatteignable pour tous les autres. Un coup de vent révéla des joues creuses aux pommettes saillantes, et un nuage de fumée s’évada de sa bouche aux lèvres fines et au menton droit. Un coup de coude la tira de son observation, c’était Virgilio qui lui suggérait de le suivre, mais elle profita du fait que tout le monde soit sur le pont pour l’ignorer, claire et digne. Elle s’installa alors aux côtés des joueurs et profita de ce temps libre pour aiguiser sa dague. Elle sortit de sa botte le manche doré de son couteau, et le reflet du soleil dans les pierres précieuses l’éblouit. Elle se mit à la tâche avec soin, frottant la lame avec une pierre ronde. Basileo s’approcha des joueurs :

« - J’ai bien peur que le vent ne se couche d’ici peu. » soupira-t-il en regardant le ciel.

« - Vous savez où en est Vittore ? »

« - Nan, vous voulez que j’aille voir Capitaine ? » lui demanda Ilario.

« - Oui, va, et dis lui de se dépêcher, on crève de faim ici. »

Ilario se pressa vers les cuisines et Basileo s’écarta du groupe pour aider les autres à vérifier le matériel du navire. Elle se trouva alors forcée d’abandonner son activité, elle était fascinée par le Capitaine Basileo. Elle s’arrêta un instant et leva la tête en direction de cet homme qui l’émerveillait tant. Il était l’incarnation de tout ce qu’elle aurait voulu être, il était l’homme qu’elle avait entrepris, pendant toutes ces années, de devenir. Lui ressembler avait toujours été son objectif, car elle n’avait pas la prétention de le surpasser ce n’était pas envisageable, mais elle aurait tout donné pour n’avoir rien que la possibilité de l’égaler. C’est à lui qu’elle pensait pendant ses leçons d’escrime, avec lui encore qu’elle s’imaginait lorsqu’elle s’entraînait à séduire les nobles à la cour d’Autriche, c’était lui sa référence, son héros, et sans même le savoir il était son maître depuis bien longtemps déjà. C’était son œuvre et son courage qu’elle admirait, sa volonté et sa détermination. Il était la personne qu’elle respectait le plus, il était la seule personne qu’elle respectait vraiment. Il avait su, par ses propres moyens, par sa seule initiative, construire un navire, constituer un équipage, former des hommes vulnérables à devenir de redoutables pirates, parti de plus bas que terre il avait atteint le ciel. Cette fois ce fut Basileo lui-même qui l’arracha à sa rêverie.

« - Rassemblement ! » hurla-t-il.

Les hommes se regroupèrent en cercle, et s’assirent autour de Vittore qui leur distribuait du poisson grillé et des pois séchés. Les marins se bousculaient pour être servis les premiers et le tintement des gamelles en métal qui se heurtaient les unes contre les autres énervait Basileo qui voulait leur parler. Il se racla la gorge, et les exclamations se transformèrent en chuchotements. Mais lorsqu’il s’écria « Assez. », les matelots se passèrent les plats et mangèrent en silence.

« - Comme je l’avais malheureusement prévu, le vent nous abandonne. Je pense qu’on n’aura pas besoin de plus de deux heures de rame parce qu’on a bien avancé ce matin. Le trajet devrait être calme jusqu’à cette fameuse île. La cité s’appelle Ciutadella, c’est, j’crois, un territoire espagnol. En étudiant la carte j’ai remarqué une crique par laquelle on pourrait débarquer, à proximité de la ville. »

Il s’arrêta de parler un instant et semblait réfléchir.

« - Comment s’appelle-t-elle déjà, Barto ? »

« -  Sa Farola, il me semble. » lui répondit subitement le Sous-Capitaine.

« - Exact. Le succès nous attend mes amis ! Bon appétit compagnons ! »

Tous levèrent leurs verres en souriant malgré qu’ils aient la bouche pleine de pois à moitié mâchés. Lorsque le déjeuner fut terminé et que tous étaient repus, le Capitaine frappa deux fois dans ses mains et les matelots se dirigèrent vers la salle des rameurs. La jeune fille se noya dans la foule et emprunta l’escalier Nord. Un Novice aidait Vittore, le cuisiner, à ranger les assiettes et elle remonta quelques marches pour demander si elle pouvait leur rendre service, mais elle ne put atteindre le pont. Virgilio qui était le dernier de la file la saisit par le bras, et sans même qu’elle n’ait le temps de réagir, il ouvrit une porte et s’engouffra dans une pièce étriquée tout en la tenant fermement. Il referma la porte derrière eux en faisant fuir avec lui la lumière du jour. L’endroit était minuscule et, en se cognant à quelque chose qu’elle devina être un balai, elle supposa que c’était un placard.

« - Tu as bien fait ta maligne tout à l’heure, hein ? » grogna le matelot. Il la prit par les cheveux et la força à s’accroupir face à sa virilité.

 Personne ne les savait là, mais les ronronnements de plaisir de Virgilio traversèrent la porte de bois et intriguèrent Manlio, le Novice qui, après avoir aidé le cuisinier, prenait son temps pour rejoindre les autres à la rame. Il ralentit au niveau du placard, tendant l’oreille pour identifier les bruits qui l’alertaient. Lorsqu’il comprit, il ouvrit la remise d’un geste brusque et se retrouva face aux yeux terrifiés de Virgilio prit sur le fait. Il demeura un moment immobile, comme pour laisser un effet, et par son visage absolument neutre et impassible, il les humilia sans prononcer un mot. Il s’en alla en laissant entrer dans le placard l’air et la lumière du dehors.

Après une après-midi particulièrement fatigante, l’équipage pu enfin, à la nuit tombée, se reposer. Elle suivit les matelots qui regagnaient leurs lits, c’était en fait soit des hamacs suspendus sur le pont du bateau, soit des paillasses entreposées par terre dans une cabine en face de l’escalier Sud. Leurs lits étaient faits de paille recouverte par des draps de coton ou de laine et s’entassaient les uns à côté des autres. La cabine sentait le renfermé, une unique fenêtre permettait à l’air de s’infiltrer, tant bien que mal entre les odeurs des nuits masculines. Tous se couchèrent et s’endormirent très vite.

 

 Lorsque Ilario ouvrit la porte de la cabine pour aller relayer Ubaldo au guet, la lumière de l’aurore réveilla la jeune fille. Se remémorant l’agréable moment passé avec Luigi au lent épanouissement du bateau, elle ne se rendormit pas, bien qu’elle fût fatiguée. Elle se leva sans bruit et rejoignit Ilario sur le pont à pas de loup, étourdie encore de sa nuit.

« - Bonjour mademoiselle. » lui adressa-t-il gaiement.

« - Bonjour. » murmura-t-elle.

« - Suis moi, je vais te faire découvrir une merveille. »

 Il s’approcha du mât central et saisit une corde qui en pendait le long, il enroula ses pieds de telle sorte qu’il s’éleva jusqu’en haut en peu de temps. Il y avait une plateforme en bois qui surplombait le navire. D’en bas, la jeune fille apercevait deux silhouettes se serrant la main et se tapant chaleureusement les épaules. Puis, elle remarqua le profil d’Ubaldo qui descendait du mât à l’aide de la corde. Quand il l’aperçut, il lui jeta un « Il t’attend. » et se faufila dans la cabine pour récupérer ses heures de veille. A son tour elle s’empara de la corde lisse, et tenta de croiser ses jambes autour de la corde à la manière des deux marins, mais sans succès. Elle entreprit alors de se hisser par la force de ses bras. La corde était longue et ses muscles engourdis. Elle lutta, ne cédant pas et persévérant dans l’effort à la vue du vide qui grandissait sous elle, des gouttes de sueur roulaient le long de ses joues et entre ses seins. Les derniers mètres furent les plus terribles, ses bras semblaient glisser et elle sentait qu’ils pouvaient défaillir à tout moment. Lorsqu’elle atteint la plateforme, elle se laissa tomber aux pieds d’Ilario qui la regardait perplexe.

« - Pourquoi tu ne t’es pas servie de tes pieds ? » s’étonna le matelot en fronçant les sourcils.

 Elle ne répondit pas, tentant de reprendre sa respiration.

« - Je ne comprendrais jamais les gens qui font toujours plus difficile qu’il n’existe. » chantonna-t-il dans sa barbe.

« - Allez, lève toi maintenant, je veux te montrer quelque chose. »

 Il la souleva par les mains. Elle avait le visage rouge et luisant mais face à ce qui s’étendait devant elle, son teint blêmit, ses yeux s’écarquillèrent et se remplirent de stupéfaction. On voyait d’ici à des dizaines de kilomètres à la ronde, et de toutes parts la Méditerranée offrait sa pureté turquoise, sa sagesse azure. Il n’y avait plus aucune trace d’un moindre lopin de terre et l’écume des vaguelettes qui suivait le bateau rythmait le paysage d’une respiration presque régulière. Quelques mouettes s’amusaient à accompagner le vaisseau anonyme qui se frayait un passage dans l’immensité de l’onde.

 « - Alors ? » l’interrogea Ilario, fier et cordial.

 Elle l’observa un temps. Ses yeux noirs étaient petits et en amande, ce qui lui donnait un air sévère que son sourire permanent et son corps dégingandé trahissaient. Sa gigantesque silhouette frêle se courbait pour s’accouder à la rambarde et ses mains abîmées étaient croisées. Il la regardait et son visage aux traits marqués attendait une réponse.

 « - C’est impressionnant. » souffla-t-elle.

 « - Pas vrai, hein ? »

 Il serra entre ses mains la barrière de bois.

 « - Fait comme moi, tu n’as pas vu le meilleur. »

 Il se pencha par-dessus, laissant toute la moitié supérieure de son corps s’incliner dans le vide. Un instant elle crut qu’il allait se renverser, et chuter hors de la cabine de guet, mais il maîtrisa la situation et se releva tranquillement.

 « - A toi. Tu verras c’est amusant. Ca fait peur au début, mais une fois qu’on a surpassé la peur, c’est amusant. »

 A cette altitude on sentait une brise qui pourtant disparaissait en bas. Elle n’avait jamais eu peur du vide, mais elle doutait de sa capacité à se soutenir après l’énergie qu’elle avait dépensé. Face à son hésitation, Ilario ajouta :

 « - Je te tiens si tu veux. »

 Il s’accroupit et lui maintint les pieds au sol. Alors elle se pencha au dessus de la mer et de sa prestance. Au dessous d’elle, du vide, puis, le pont du bateau, à côté d’elle, de l’air et des oiseaux joueurs, au-dessus d’elle, le ciel et des nuages naissants. Le vent s’engouffrait dans ses cheveux détachés qui lui fouettaient le visage, ses boucles mordorées avaient l’air de s’échapper au large et le vertige qu’elle éprouvait se transforma en enthousiasme soudain. Elle sentit Ilario qui lui tapait les chevilles pour qu’elle remonte.

 « - Mais comment tu as osé la première fois ? » lui demanda-t-elle époustouflée.

 « - Oh, tu sais, je… »

Mais il ne termina pas sa phrase et resta figé un instant. Puis il saisit une longue-vue qui pendait à sa ceinture et en regardant dedans il la dirigea vers le Nord.

« - Un navire ! » cria-t-il. « - C’est un bateau de la flotte espagnole ! »

Un sourire enjoué se dessina sur son visage.

« - Vite, descends tout de suite et réveille l’équipage. Sur le pont il y a un gong, frappe dedans et entre dans la cabine des matelots pour vérifier que tout le monde se prépare. Annonce au Capitaine qu’on a, à tribord, un navire de la flotte royale d’Espagne et ensuite fais ce qu’il te dira. Allez, vite ! »

Elle s’accrocha à la corde et se laissa glisser le long en se brûlant les mains, lorsqu’elle ne fut plus qu’à deux mètres du sol, elle lâcha la corde et sauta sur le pont. Le gong était suspendu au mât qui faisait face à la cabine du Capitaine, près de l’escalier Nord. Elle s’empara d’un bâton à terre et frappa trois grands coups dedans, puis elle courut jusqu’à la cabine des matelots où elle trouva, à sa grande surprise, les pirates déjà debout et en train de s’armer. Ils la regardèrent d’un air interrogatif.

« - Flotte espagnole à tribord ! » annonça-t-elle.

Sa phrase déclancha un brouhaha dont elle ne distinguait que des bribes de dialogues enthousiastes. Elle retourna alors sur le pont pour trouver le Capitaine Basileo, qui en effet était là, debout et pressant ses matelots.

« - Flotte espagnole à tribord. » répéta-t-elle pour lui.

« - Qu’est ce que je dois faire ? »

Mais il ne lui répondit pas. Les pirates étaient fins prêts et s’avancèrent sur le pont. Ils étaient armés jusqu’aux dents, les mains prises de sabres, de haches ou de couteaux, et on pouvait lire sur leurs visages une envie barbare de sauvagerie, leurs yeux brillaient d’or et de sang et l’atmosphère se remplissait d’excitation. Elle sortit sa dague et se fondit dans la foule des marins avides de butin. Le Capitaine sépara son équipage en deux groupes, l’un qui attaquera par la gauche du navire, et l’autre qui restera en arrière pour défendre éventuellement le bateau. La plupart se préparaient près de la rambarde, tandis que les matelots désignés pour garder le vaisseau se reculaient sur le pont. Parmi eux se trouvait Vasco, qui regardait Luigi de ses yeux envieux. Pourquoi lui n’aurait pas le droit d’attaquer, ils avaient le même âge, non ? Elle, elle n’avait pas bougé, il ne l’avait pas appelée. Elle en déduit donc qu’elle ferait partie des défenseurs, et rejoignit les cinq hommes. Le Capitaine interpella Ilario pour avoir des nouvelles.

« - D’ici deux minutes, préparez-vous ! » hurla-t-il du haut du mât.

La jeune fille sentait l’exaltation monter en elle. Premier combat de pirate, premier combat aux côtés des Crudeli.

« - 20 secondes ! »

Ses doigts se serrèrent sur sa dague dorée, son cœur s’accéléra sous son air détendu. On voyait à présent très bien le navire royal et les visages paniqués de ses marins qui se rendaient compte peu à peu de la situation. Ilario s’apprêtait à donner le signal d’abordage. Elle était prête.

« - Attention… »

Basileo s’approcha d’elle très vite et l’attrapa par le bras. Il la poussa jusqu’à la cabine, vide à présent. Abasourdie, elle ne résista pas. Il la fit entrer dans la cabine sombre.

« - Attends qu’on vienne te chercher. » lui murmura-t-il d’un ton glacial.

Il referma la porte de la cabine à double tour. Elle entendit la voix d’Ilario retentir :

« - A l’abordage ! »

 Une fureur de frustration s’empara d’elle, et aux sons des fers qui se croisent, des cris des pirates réjouis et des duels qui se jouent, elle tambourina sur la porte, tenta par tous les moyens de l’enfoncer, mais en vain. Elle était coincée ici, avec comme seule distraction les bruits triomphants de l’assaut auquel elle aurait voulu participer.

 

 C’est Jacopo qui lui ouvrit la porte.

 « - Sors de là, traînée, pas de catin dans ma chambre. »

 Lorsqu’elle passa devant lui pour rejoindre les autres sur le pont, il la toisa des pieds à la tête et lui cracha sur le mollet. Elle continua son chemin sans lui jeter le moindre regard. Ils étaient tous en cercle, avec, au milieu d’eux, le maigre butin récolté. Trois ou quatre épées, quelques bijoux et un petit tas d’or, pas grand-chose. Personne ne fit attention à elle, alors elle s’assit dans le cercle auprès de Luigi.

 Le butin fut rangé et les pirates retournèrent à leurs occupations. Bartolomeo entraîna Basileo dans sa cabine, pour rester discret.

 « - Bon, maintenant explique moi. Pourquoi ramasser cette bonne à rien si c’est pour l’enfermer au moment où elle pourrait peut-être enfin nous être utile ? » interrogea-t-il le Capitaine d’un air perplexe.

 « - Ne t’énerve pas, je vais t’expliquer. »

 Il invita son ami à s’asseoir et lui servit du vin.

 « - Tu as vu sa dague ? »

 Face au silence de son compagnon, il continua.

 « - C’est un petit trésor, manche en or incrusté de pierres précieuses, lame en argent massif, d’une taille pratique qui permet de se ranger n’importe où et qui semble être tranchante comme une hache. Digne d’un roi. »

 Le visage de Bartolomeo s’illumina.

 « - Je ne voulais pas prendre le risque qu’elle se la fasse voler avant de m’être assuré que je pourrai posséder ce bijou d’ici peu. »

 « - Quel est ton plan ? »

 « - On la garde jusqu’à la bataille de Ciutadella, même un peu après, sans pour autant qu’elle y assiste. Elle pourra toujours aider à bord, ménage, cuisine, un passe-temps pour nos matelots mais elle est trop faible pour participer, elle nous perdrait. Ensuite, une fois que les choses seront remises en ordre ici, on prend la dague et on jette la fille. Elle n’a aucun intérêt. Je pense que ce ne sera pas dur de lui emprunter, elle à l’air prête à tout pour rester avec nous.»

 

 La jeune fille s’entraînait avec d’autres matelots. Ils s’appliquaient à viser la cible du troisième mât, chacun leur tour, et ce fut pour elle une occasion de plus d’apprendre à connaître les pirates tout en perfectionnant son tir. Il y avait Francesco, un jeune Mousse d’une quinzaine d’année qui ne semblait pas très adroit mais faisait preuve d’endurance, Manlio et Luigi, les deux Novices et trois Matelots, Ilario, Ubaldo et le dernier qui restait silencieux, c’était le marin qu’elle avait remarqué la veille, isolé face au large. Elle observa de nouveau ce marin mystérieux. Lorsqu’il tirait, il visait pendant longtemps et envoyait valser sa hache de côté, et dans une suite de vrilles elle se plantait presque toujours un peu à gauche du centre, et cela semblait le rendre fou de rage. Il ne parlait pas. Il ignorait les railleries de ses camarades qui lui demandaient, moqueurs, ce qui clochait chez lui depuis quelques jours. Il était animé d’un puissant désir de réussir ses tirs et de planter enfin sa hache au centre de la cible, il était comme obsédé par ce cercle rouge qui monopolisait toute son attention. Mais la cible lui résistait, à quelques centimètres près. Ils décidèrent de tirer tous en même temps, ils se positionnèrent sur la même ligne et au signal que Manlio lança, ils envoyèrent tous simultanément leurs armes, créant une harmonie de suspension autour d’eux. La jeune femme suivait sa dague du regard, elle s’approchait du centre, quoique trop à droite lorsqu’elle rencontra la hache du Matelot. Les deux armes ne se heurtèrent pas si vite, elles parcoururent quelques centimètres côte à côte puis, la hache dévia vers la gauche et par un léger choc, elle poussa le couteau doré au centre de la cible. La jeune femme se retourna vers le propriétaire de la hache et croisa son regard consterné. Les pirates, en allant rechercher leurs propres armes, lui jetèrent des regards d’admiration qu’ils essayaient de dissimuler sous des airs habitués.

 

 Plus tard, alors que Vittore se préparait à servir le dîner, frugal pour économiser les vivres qui s’épuisaient peu à peu, elle quitta le cercle des marins affamés pour finir de nettoyer son couteau, elle rejoindrait le repas plus tard. Elle se faufila discrètement dans la cabine et rapidement s’occupa de sa dague. Elle comptait retourner très vite avec les autres, mais elle fut rejointe par Manlio. Elle était assise face à la porte, penchée sur son couteau. Il l’observa un moment, puis ferma la porte derrière lui. Il lui tourna autour et s’arrêta une fois qu’il était de telle sorte qu’elle lui tournait le dos. Il s’approcha de sa nuque et tout en lui serrant fortement le poignet il lui murmura dans un souffle :

 « - Je peux avoir ma part, moi aussi ? »

 

Quand ils réapparurent le dîner était presque terminé, et ils n’eurent droit qu’aux restes. La soirée fut calme, entre jeux de cartes, rigolades et récits de bataille, elle n’eut pas de quoi s’ennuyer, regrettant seulement toujours plus d’avoir été privée d’affrontement. Lorsque la nuit enveloppa de son manteau sombre le navire et ses marins, ils se couchèrent, fatigués de leurs prouesses de la matinée. Quant à elle, elle fixait le plafond, attendant que le sommeil vienne, mais sa tête était trop embrumée pour la laisser s’assoupir. Elle revivait sa frustration, elle revoyait le visage du Capitaine Basileo, froid et distant, sans pourtant pouvoir s’empêcher de l’admirer que plus encore. Il l’avait punie sans qu’elle ne sache pourquoi, elle avait été énervée en silence contre lui toute la journée mais étonnement cette impression cultivait au contraire sa dévotion grandissante. Elle aimait sa cruauté, elle aimait son flegme. En fait elle nourrissait pour Basileo un sentiment d’adoration, une sorte d’amour passionnel, qui la hantait depuis son enfance et qui refusait toute raison. Dans un élan de vitalité qui échappa à son emprise, elle se leva et sortit de la pièce étriquée que les matelots emplissaient de leurs ronflements. Il y avait de la lumière dans la cabine du Capitaine. Elle vérifia en haut du mât central que le veilleur ne l’avait pas remarquée, et s’approcha à pas de loup de la fenêtre de la cabine. La vitre était floue et la jeune femme ne put apercevoir qu’une ombre courbée. Elle toqua, trois petits coups secs contre la porte de bois. Une voix grave lui marmonna d’entrer. Les murs de bois de la minuscule cabine étaient recouverts d’une multitude de cartes, Adriatique, Atlantique, Mer Noire… Et celle de la Méditerranée était étalée sur un vieux bureau de pin, sur lequel était penché le Capitaine, mesurant la distance entre deux croix qu’il avait marqué au crayon. En identifiant la jeune fille par ses bottines lacées, il ne prit pas la peine de lever la tête et poursuivit son travail tout en lui demandant :

« - Que viens-tu faire ici ? J’écoute. »

Elle hésita un instant. Elle ne savait pas. Elle voulait juste le voir, peut-être lui demander pourquoi, mais elle n’en était pas sûre. Au fond elle savait pourquoi, comment avait-elle même pu espérer combattre avec eux, elle voulait le toucher, lui parler. En fait elle ne savait pas ce qu’elle était venue chercher.

« - J’attends. »

« - Pourquoi ? » se risqua-t-elle.

Il posa lentement la règle qu’il avait entre les mains et fixa la jeune fille. Elle était dépourvue de son assurance habituelle, elle était là, devant lui, l’âme à nue.

« - Tu crois que je vais laisser une misérable souillon combattre aux côtés de mes matelots ? J’espère que tu n’as pas oublié que tu ne fais pas partie des Crudeli, car c’est loin d’être le cas, et je ne vois pas pourquoi ça le serait un jour. Tu es à bord de mon navire pour continuer ce que tu faisais déjà : boniche et putain, c’est tout. »

Sa voix était calme, il attendit un court moment.

« - Tu peux t’en aller maintenant. »  

 

3. L’assalto

 

C’est Luigi qu’elle accompagna au guet le matin suivant. Il lui racontait ses combats de la veille, avec fierté et enthousiasme. Elle se plaisait à l’écouter, il lui décrivait les moindres détails et si autour d’eux le calme ne s’emparait pas tant de l’atmosphère, elle se serait crue à bord du navire espagnol, en plein combat avec un garde royal. Il tournait et virait dans le petit espace de la tour de guet, piétinant sans cesse les mêmes planches de parquet. Ses récits étaient accompagnés de gestes démonstratifs et de mimiques expressives que ses yeux farceurs complétaient.

 « - Qui est le marin qui se bat à la hache ? Tu sais, brun et qui ne parle jamais ? »

 Luigi s’arrêta et ferma les yeux, comme pour se remémorer son visage.

 « - Ah, c’est Zac’. Il était déjà là quand je suis arrivé. Mais je ne connais rien de lui, pas bavard ce type-là. Mais c’est surtout depuis quelques jours qu’il est de plus en plus étrange. Y’en a qui l’aiment bien, je vois pas ce qu’ils lui trouvent, moi. M’enfin… »

 Puis il se replongea dans ses souvenirs.

 « - Tu sais ce que j’aimerais, aussi ? » lui demanda-t-il.

 Elle l’interrogea de la tête.

 « - Te voir combattre. Je ne sais pas pourquoi le Capitaine t’a interdite de combat, mais j’aimerais bien savoir comment tu te débrouilles. »

 « - D’accord. Quand tes heures de garde seront finies je te provoquerai en duel amical sur le pont. Ça te va ? »

 Plus tard, lorsqu’ils descendirent sur le pont, ils s’armèrent chacun d’un seul bâton, et à travers des sourires complices ils se défièrent. Ils se tournèrent autour un instant et Luigi engagea la première offensive. Il tenait son bâton par le bout comme une épée, et le pointa vers la jeune fille, qui elle, bloqua son geste en empoignant son bâton des deux mains et s’en servit de bouclier, puis elle répondit à son attaque en se baissant pour frôler le sol et faucher ses pieds, mais Luigi sauta à temps pour l’éviter. Les jeunes gens avaient attiré l’attention des autres marins qui peu à peu se rassemblaient autour du duel pour observer silencieusement la scène. Puis, après une roulade de la jeune fille pour esquiver un coup au niveau de son ventre, les pirates commencèrent à prendre parti, encourageant Luigi par des « Vas-y, tu peux, ce n’est une femmelette ! ». Il se ressaisit alors et dans une pirouette il feinta l’arme de la jeune fille qui ne fouetta que l’air dans un bruit de rafale de vent et les applaudissements des camarades. Cependant, lorsque la jeune guerrière, comme une splendide Athéna, redressa son bâton pour toucher une côte de Luigi entre les points pourtant stratégiques de la défense du Novice, l’équipage ne put retenir un souffle d’admiration, et Ilario lança un « Oui, tu as tes chances ! » plus ou moins volontaire, tandis que Vasco l’accompagna dans ses compliments en regardant Luigi d’un air satisfait. Le raffut des quelques belles actions commentées par le chœur de l’équipage intrigua le Capitaine Basileo qui se mêla à la meute de spectateurs enthousiastes. Il considéra le combat un instant, puis quand le son des bottines de la jeune fille retentit sur le parquet de bois après qu’elle a sauté au-dessus de la canne énergique de Luigi et que les matelots se sont esclaffés d’un mélange de surprise, de jalousie et de respect, Basileo s’avança dans le cercle et tendit sa main vers celle de Luigi, lui demandant implicitement de lui céder sa place. Luigi, étonné et penaud, lui passa le relais en jetant à la jeune fille un regard désolé.

 « - Vous êtes tous passés par là. » s’expliqua le Capitaine.

 Et en effet, ils étaient tous passés par là. Basileo était un maître de combat, et le duel était sa spécialité, c’est pourquoi il avait lui-même formé tous son équipage, il avait passé des heures entières avec chacun d’eux afin qu’ils atteignent un niveau d’escrime suffisant pour se défendre en toutes circonstances et attaquer comme bon leur semblaient. L’apprentissage de ses matelots était pour Basileo d’une importance majeure et il n’hésitait jamais à donner de son temps et de son énergie. Les Mousses s’entraînaient tous les jours, avec le Capitaine lorsqu’il avait le temps ou avec les autres marins, les Novices constituaient un autre enjeu que Basileo surveillait de près, et même les Matelots continuaient à s’exercer de temps à autres avec le Capitaine. La jeune femme, que la chaleur de midi alourdissait, était pourtant ravie de cette occasion rêvée, et même si elle savait sa défaite certaine, elle ne craignait pas l’humiliation.

 Basileo la salua de la tête et s’empara du bâton de Luigi qui se rangeait parmi les témoins au près du Sous-Capitaine qui assistait à la scène, perplexe.

 « - A celui qui retient l’autre au sol cinq secondes. »

 La jeune fille attaqua la première, elle n’était pas du tout sûre d’elle mais ses gestes révélaient le sourire que ses lèvres contenaient. Elle tenta un simple battement, comme si elle se battait au fer, pour faire réagir son respectable adversaire qui bloqua son bâton et riposta immédiatement dans une éblouissante parade. Débuta alors un assaut véloce, avec, d’une part, la putain martiale qui se défendait tant bien que mal, soupirant d’épuisement mais sans ne jamais perdre face, rapide et précise dans ses offensives et énergique dans ses répliques, et, d’autre part, un Poséidon despotique qui maniait le bâton avec aisance et tranquillité, s’amusant à faire gesticuler sa pitoyable opposante. Les pirates ameutés assistaient au combat pleinement, suivant des yeux chaque action engagée par l’un des deux participants, l’œil attentif aux rattrapes, aux contre-offensives et aux attaques utilisées. Trop concentrés à étudier les techniques et trop ébahis par la beauté légère du duel, ils ne criaient plus, n’encourageaient personne. Lorsque la jeune femme frôla Basileo à la cheville pour la première fois, il l’avait déjà touchée à six reprises, sans n’avoir jamais profité de ces occasions pour la renverser, mais au moment où il sentit contre sa peau la rugosité du bois, il retourna l’offensive de la jeune femme contre elle et la fit trébucher. Mais elle se releva subitement en effleurant de son arme l’épaule du Capitaine qui esquiva son coup par un magnifique saut de main, leste et prompt. Elle semblait amusée, et passionnée, et emmenait avec son allégresse les regards des pirates fascinés, et, même lorsque le Capitaine Basileo l’allongea au sol dans un enchaînement de figures à la fois esthétiques et efficaces qui la désarmèrent, on lisait sur son visage un contentement espiègle. Le Capitaine tenait son bâton d’une seule main en direction du ventre de la vaincue, de telle sorte que si elle ne bougeait rien qu’une main entêtée, le bout de bois du Capitaine lui rentrerait dans la chair. Elle se débattit, en vain.

 « - Un, deux, trois, quatre, cinq. » crièrent les matelots ravis.

 Le Capitaine s’en alla alors d’un pas lent, et silencieusement rejoignit sa cabine. Bartolomeo le suivit de près.

 

 L’heure du déjeuner avait été repoussée par les duels et elle assista Vittore aux cuisines. Les vivres diminuaient sérieusement et ils se virent obligés d’ouvrir un baril de biscuits de mer. Ces biscuits étaient en fait une sorte de pain sans levain qui, cuit jusqu’à ce qu’il ne reste plus d’humidité, pouvait se garder des mois, voire des années à bord, pratiques soit, mais qui cassaient les dents des marins. Ils servirent avec ceux-ci du fromage salé et des vermicelles pour garnir le bouillon -qui était en fait du citron et du persil macérés dans de l’eau- qui faisait office de soupe. Pendant que le cuisinier et sa nouvelle recrue s’appliquaient à vérifier chacun des biscuits pour s’assurer qu’aucun ver impertinent ne serait venu se loger dedans, la jeune fille profita de ce moment de calme pour observer Vittore plus attentivement. Il n’était ni jeune ni vieux, et ses origines albanaises marquaient son front de deux sourcils broussailleux qui se confondaient en une seule ligne, ses yeux noisette donnaient à cet homme sans âge un air sympathique et sécurisant.

 « - Il ne donne pas de conseils ? »

 Le cuisinier leva la tête vers la jeune fille.

 « - Quand il donne des leçons, il entraîne mais il ne donne pas de conseils ? »

 Il y avait dans sa voix une note d’aigreur mêlée de déception, camouflée d’une délicate retenue.

 « - Si. A ses matelots. »

 « - Mais pourquoi il accepte de m’entraîner si il ne me donne pas de conseils ensuite ? »

 Elle parlait plus pour elle que pour lui, dévoilant son amertume, mais il réfléchit tout de même.

 « - Il t’a eu de pas grand-chose, tu sais. Bien sûr il aurait pu t’avoir bien plus tôt, mais tu lui as quand même donné du fil à retordre. En plus il ne te connaît pas encore. »

 « - Et ? »

 « - Et bien, il a besoin de plusieurs affrontements pour analyser tes erreurs et chercher les corrections. Mais tu sais, ne te fais pas trop d’illusions, je pense juste qu’il voulait voir ton niveau mais qu’il n’a pas l’intention de te baptiser Crudeli. Et puis comprends, tu es une femme, tu es nouvelle, tu débarques d’un coup, comme ça. On a tous peiné pour poser rien qu’un pied sur ce navire, et... »

 « - Je sais bien, tu as raison. » l’interrompit-elle.

 Elle était trop heureuse de toute façon pour que l’aigreur qui naissait en elle depuis que son professeur était parti sans un mot ait raison de sa satisfaction.

 

 La suite de la journée se passa sans encombres, excepté l’entrevue avec Virgilio qu’elle ne put éviter après le repas. Elle commençait à songer à mettre fin à ces grossiers rendez-vous qui lui rappelaient de plus en plus sa vie passée, sa vie à terre.

 Basileo et Bartolomeo qui plus tôt s’étaient réunis dans la cabine du Capitaine avaient décidé, entre autres conversations, de jeter l’encre sur la crique de Sa Farola et d’envoyer des hommes en repérage à l’heure du repas d’après-messe habituel des bigots espagnols.  Ils arrivèrent sur la côte de l’île espagnole dans l’après-midi, et Flavio, Vasco, Salvatore et Ubaldo descendirent à terre pour examiner le terrain et organiser la prise de la ville. Bartolomeo, qui constituait dans sa tête les groupes pour la préparation de la soirée se trouva face à face avec la jeune fille, qu’il avait oublié et qu’il trouvait fort encombrante. Il l’envoya alors au dernier moment rejoindre les éclaireurs qui étaient partis juste un instant plus tôt.

 La crique était environ à un quart d’heure à pied du pas rapide dont les pirates usaient, le sentier tantôt longeait la côte, bordé de buissons épineux aux odeurs de thym et de romarin, tantôt s’enfonçait un peu plus dans les terres en se cachant dans la forêt touffue, laissant profiter les matelots de l’ombre apaisante des pins. Les marins parlaient peu, Flavio ouvrait la marche en dessinant de sa tignasse blonde un chemin tortueux, Vasco et Salvatore blaguaient, se moquant gentiment du Sous-Capitaine qui semblait débordé, Ubaldo suivait silencieusement, n’intervenant pas dans la discussion, et la jeune fille fermait le groupe, s’assurant que personne ne les avait repérés. L’ambiance était plutôt paisible, bien que taquine, mais Vasco, d’un ton railleur, interpella Ubaldo.

 « - Mais dis moi, monsieur le-confident-des-Capitaines, peut-être que tu sais toi. On se demandait si ils comptaient se débarrasser du vieux Jacopo, le pauvre il ne tient même plus sur ses pattes ! »

 Et les deux marins gloussèrent en se tapant les mains. Les deux hommes éprouvaient pour Jacopo une hostilité qui par moments se confondait avec de la malveillance. Il était le plus âgé de l’équipage et quarante ans de piraterie avaient fait naître chez lui un sentiment de supériorité qui le faisait mépriser les hommes ayant un grade inférieur au sien. C’était un amoureux de la hiérarchie prêt à s’humilier pour l’attention d’un Capitaine mais dont le tempérament arrogant ressurgissait dès qu’il était en présence de Mousses ou de Novices. Vasco, quelque peu médisant comme à son habitude, profitait de la situation pour lancer un pic à Ubaldo, qui, fidèle et loyal à outrance, ne prononçait jamais une parole contre aucun membre de l’équipage, et défendait toujours les Capitaines. Mais Ubaldo ne répondit pas car ils arrivèrent à proximité du port de la ville et durent se mettre d’accord. Ils se répartirent les quartiers à explorer et se séparèrent, se donnant rendez-vous une petite heure plus tard.

La jeune fille se chargeait de l’église et de ses environs. Le gros village se reposait dans un calme religieux, on entendait ronfler, par les fenêtres ouvertes de maisons blanches, les vieillards repus et les enfants assommés par la chaleur. La jeune fille, de sa mémoire visuelle aiguisée, mémorisa en détails les rues, les passages, les ruelles et les allées qui balisaient les alentours de la cathédrale. Puis elle entra dans l’église pour le plaisir d’entendre ses talons sur le marbre du sol glacé et profiter un instant de la fraîcheur du lieu saint. Elle entendait autour d’elle les vaines prières des fidèles, les murmures moralisateurs du prêtre dans le confessionnal et le craquement des sièges en bois qui cédaient sous le poids des rares croyants agenouillés. L’intérieur était simple, les murs de pierre restaient humbles, sans ornements et seule une croix à laquelle était cloué un christ de porcelaine meublait le mur du fond. Cette modestie lui rappela, par opposition, l’abondance de décoration des églises du royaume d’Autriche et de Bohême et la replongea dans son adolescence. Les deux années qu’elle avait passées à la cour de Vienne lui avaient suffi pour vivre dans le luxe, rencontrer des ducs, des comtes et des marquis et passer ses nuits dans le lit de l’archiduc, elle y avait appris l’artifice, la flatterie et l’habileté, elle s’était forgée une place enviée tant par les courtisanes que par les nobles dames. Elle avait en tête des milliers de souvenirs où on l’habillait de robe de soie et on la parait de diamants et de perles, alors que tout le jour elle avait erré dans des quartiers malfamés pour chercher querelle aux brigands et s’entraîner au combat, mais le souvenir qu’elle chérissait le plus était celui du soir de sa fuite. Depuis quelques semaines déjà elle avait repéré le Seigneur de Carinthie qui séjournait au palais, il possédait une dague de la plus pure beauté, mais ce fainéant qui ne s’en servait plus par oisiveté, la conservait par orgueil et fierté. Il la gardait toujours près de lui et vantait sa préciosité dès qu’il en avait l’occasion. Cette dague était célèbre dans l’Autriche entière tant on en entendait parler, si bien qu’elle fit l’objet d’une légende, et les villageois, dans les campagnes reculées, la transformèrent même en mythe. Le seigneur, lui, était réputé pour être le plus pervers et vicieux des nobles de la région, ils agissait par la force et la rumeur circulait qu’il avait tué une femme par trop de brutalité car elle lui refusait son corps, ce qui aurait piqué son amour-propre. La dague, la jeune fille ne l’avait vue qu’une seule fois, lors d’un rendez-vous galant avec son propriétaire, mais elle éprouva une émotion si grande devant tant de magnificence qu’elle décida de mettre tous ses moyens en œuvre pour s’en emparer. C’est alors qu’au cours de la soirée, dans la chambre du seigneur, elle lui offrit la plus belle nuit qu’il n’avait jamais passé, elle joua à la princesse orientale, puis elle se mua à tour de rôle en servante indienne, en sultane ottomane et en déesse nordique, elle embrumait la pièce de senteurs de jasmin, et jetait au-dessus du lit à baldaquin des paillettes et des pétales de roses. Paraissant joueuse, elle adoucit son seigneur et lui ligota les mains et les pieds aux colonnes de son lit en lui bandant les yeux d’un ruban qui lui tenait habituellement les cheveux. Lorsqu’il fut bien attaché, excité comme une bête en attendant que sa belle lui offre l’ultime jouissance, elle déroba la dague et s’approcha du seigneur. Elle lui redonna la vue, et d’un coup sec elle vengea les victimes de cet obscène personnage en lui ôtant un de ses deux testicules. Le regardant dans les yeux, elle ajouta « Vous aviez raison, c’est un vrai petit bijou, tranchant à souhait. », puis elle s’enfuit, laissant à son triste sort cette noble vermine dans sa nudité sanglante. Ce petit couteau représentait toute sa richesse et pour rien au monde elle ne l’aurait échangé.

Enfin elle reprit ses esprits, balaya la vaste pièce du regard, notant seulement une porte dans le fond et un placard derrière une colonne, et s’en alla rejoindre les autres à l’entrée de la ville.

 

L’assaut était prévu à dix heures. La quasi-totalité des pirates était nécessaire en ville, mais le Capitaine Basileo désigna deux matelots qui devaient rester sur place et veiller à ce que le navire reste en sécurité et soit préparé à partir au moment du retour de l’équipage qui reviendrait les mains chargées de butin. Ce furent Francesco et Umberto qui s’y résignèrent en se désolant. Plus les minutes s’écoulaient, plus l’impatience montait. On sentait dans l’air la frénésie qui transformait les matelots encore humains en barbares assoiffés de sauvagerie, l’excitation qui les réduisait à l’état d’animosité qu’ont les bêtes féroces avant un combat d’où la mort sortira vainqueur. La jeune fille, elle, fut enfermée dans le dortoir comme la dernière fois, à la différence qu’elle s’y attendait, elle s’y attendait d’ailleurs tellement qu’elle avait caché dans ses cheveux un crochet de fer qui lui permettrait probablement d’ouvrir la porte et de participer à la bataille tant désirée. Un peu avant onze heures, la bande des pirates sanguinaires commença à se diriger vers Ciutadella di Menorca, en faisant planer au dessus de leurs têtes un nuage de terreur et de démesure.

Une demi heure s’était écoulée, et la jeune fille commençait à étudier la serrure pour s’échapper de cette cabine sinistre. Elle jeta un coup d’œil par la petite fenêtre car elle voulait anticiper les réactions des gardiens, en leur faisant signe, mais ce qu’elle vit la surprit. Francesco et Umberto, vexés et frustrés par le choix du capitaine, s’étaient rendus dans la cabine de Basileo pour s’installer confortablement, et jouaient aux cartes sur le bureau du Capitaine. Le pont était vide, et seule la lumière qui émanait de la cabine éclairait faiblement le navire. Avec toute son attention, elle s’appliqua à ouvrir la porte avec le crochet de fer qu’elle avait prévu, mais le verrou lui résistait. Elle entendit alors un bruit qui lui fit lever la tête, elle regarda par la fenêtre et se trouva nez à nez avec un bandit qu’elle ne connaissait pas. Elle ne voyait pas bien son visage dans l’ombre de la nuit mais sa bouche édentée lui crachait à la figure malgré la vitre qui la séparait de lui. Il prit de l’élan et défonça la porte de la cabine dont une minute plus tôt la jeune femme était prisonnière. Rapide comme un félin, elle se munit de sa dague pendant qu’il s’avançait lui-même à l’intérieur de la cabine. Ils combattirent un court moment mais très tôt elle trouva l’opportunité de lui trancher la gorge de sa dague, et il s’écroula sur le sol en salissant de son sang les draps des matelots absents. Lorsqu’elle s’apprêta à aller prévenir Umberto et Francesco pour qu’ils l’aident à nettoyer, elle vit dans l’encadrement de la porte, les deux Crudeli qui affrontaient une dizaine d’autres bandits. Ils semblaient dépassés par la situation, encerclés de toutes parts par une horde de brigands provocateurs. La jeune femme s’approcha de la foule qui lui tournait le dos et attira un trio de flibustiers vers elle. Elle avait pris soin de s’emparer du bâton avec lequel elle s’était entraînée contre Basileo, et livra un triple combat plein d’astuce, de précision, d’agilité et d’énergie à ces trois canailles dont les trois têtes roulèrent sur le parquet à quelques secondes d’intervalle. Elle mena la même opération avec trois suivants, puis trois autres, et comme elle s’était positionnée dans l’ombre du mât central, les compagnons des escrocs dont les cervelles ornaient le sol ne s’apercevaient pas de la disparition de leurs camarades dans l’obscurité trompeuse. De l’autre côté, Umberto essayait de sauver la peau de Francesco qui, un peu gauche, peinait à conduire plusieurs duels à la fois, tout en maintenant à distance un pillard agressif qui l’atteignait presque de sa longue épée, mais ils n’avaient toujours pas été touchés et quatre corps déjà se vidaient de leurs organes à leurs pieds. A eux trois ils épuisèrent les attaquants, et lorsqu’ils se regardèrent, debout au milieu des gisants, ils échangèrent un regard de stupéfaction.

Ils se rassemblèrent et un sentiment de fraternité les unit pour un moment. Ils ne se dirent rien mais leurs regards attestaient de la culpabilité de ne pas avoir respecté leur devoir, de la fierté d’avoir liquidé cette bande de vauriens mais surtout de la surprise, d’avoir été piégés sur leur propre bateau sans qu’ils n’aient été prévenus, ils avaient été les offensés et non les offenseurs. Francesco avait perdu un doigt, son annulaire droit, mais bien que maladroit par moments, il était endurant, et les deux autres matelots lui confectionnèrent rapidement un bandage avant de se mettre d’accord pour rejoindre les autres en ville. Ils s’en allèrent alors tout trois, parcourant à grandes enjambées le chemin sinueux qui les menait au cœur de la bataille. La jeune femme les guidait, en éclaireur expérimenté, se souvenant exactement du chemin qu’elle avait minutieusement étudié dans l’après-midi. Francesco et Umberto portaient un autre regard sur elle, comme si ils étaient à égalité, voire inférieurs à cette créature qui avait réduit tout un équipage de pirates en tapis de têtes coupées, ils ne disaient mot, et la suivaient dans une confiance absolue.

Lorsqu’ils atteignirent l’entrée de la ville, ils n’eurent aucun mal à savoir quel chemin emprunter tant les pavés étaient souillés de sang et de corps inertes ça et là. Les rues étaient encore vides mais les trois pirates entendaient déjà les bruits des combats qui se déroulaient au cœur du village, c’était un vacarme impressionnant, comme si des dizaines d’hommes tous aussi barbares les uns que les autres se livraient bataille. Ils arrivèrent alors sur la place du village, dans le quartier que la jeune fille avait été chargée de quadriller un peu plus tôt, et ils demeurèrent bouche bée quelques secondes : Les treize Crudeli faisaient face non pas à des villageois apeurés mais à une cinquantaine d’autres pirates tout aussi impitoyables. Les combats faisaient rage et les Crudeli vérifièrent immédiatement si aucun de leur compagnon ne participait au tissu de membres solitaires et de liquide rougeâtre qui décorait la place publique, heureusement, tous étaient debout. Les trois ahuris se ranimèrent en surpassant leur étonnement et vinrent en aide à leurs camarades avec entrain. La vie de pirate était faite de hasard, de coïncidences, de risques, de péripéties et d’amour, d’amour pour la mer, pour l’humanité et pour le présent, et cette bataille illustrait parfaitement l’essence même de ce choix de vie, qui était, pour eux tous, leur raison d’être, la seule vie qui leur soit envisageable. Le reste ne valait rien. Si ils ne pouvaient savourer la solidarité d’un équipage, sentir leur lame transpercer le cœur d’un ennemi, peser leurs poches pleines d’or après un pillage ou respirer la mer chaque jour de leurs vies, alors à quoi bon rester sur cette terre ? Ils étaient pirates, jusqu’au plus profond d’eux-mêmes, ils vivaient pirates, ils pensaient pirates. C’est cette fougue qui les animait et leur donnait la force de rivaliser contre la bande de brigands qu’ils étaient en train de liquider. La jeune femme, redoublant d’énergie et de vigueur, sentait toute sa chair et sa technique au service de ses rêves. Elle était dans l’instant, et se donnait entièrement pour participer à la victoire de son Capitaine adoré et de son équipage chéri.

 Les adversaires tombaient sous les coups des Crudeli mais la situation devenait périlleuse, car un groupe de renfort avait rejoint les bandits. La jeune guerrière eu alors l’idée lumineuse de s’engouffrer dans l’église. Elle attira avec elle quelques alliés et une nuée de canailles, ce qui déstabilisa les bandits et sépara en deux le terrain de lutte en libérant quelque peu les pirates qui se battaient sur la place en face de la cathédrale. Elle combattait aux côtés d’Ilario, immense et compétent, et Flavio, menu et agile, qui formaient à eux deux un duo efficace et infaillible de part leurs différences complémentaires, il y avait aussi le Capitaine Basileo qui faisait valser les « saleté de Turcs » à l’autre bout de la grande salle ahurie de voir son calme habituel transformé en champ de bataille, et Zaccaria, ce fameux matelot qui était si discret qu’elle ne le connaissait que très peu, qui agitait sa lourde hache avec légèreté et maîtrise. Dans la cathédrale remplie de guerriers, les Crudeli brillaient, ils illuminaient la pièce sombre par leur talent, leur finesse et leur hargne. Les murs de pierre se coloraient de traînées rouge vif, et le christ désespéré au fond du lieu saint avait enfin une raison de geindre. Le Capitaine possédait cette assurance qu’aucun autre pirate n’avait réussi à atteindre encore, ce niveau de perfection qui provoquait admiration chez les uns et terreur chez les autres, il était le centre de la piste et sur son orbite se trouvaient ses disciples. Ilario et Flavio s’épaulaient l’un l’autre et réussissaient à créer autour d’eux une sphère inatteignable. Quant à Zaccaria, il se révéla d’une ténacité sans borne, on sentait la passion dans ses gestes, une rage contrôlée lui tirait le visage, et de sa bouche fine s’échappaient des éclats de voix oscillant entre l’effort et la satisfaction. Il diffusait autour de lui une aura de persévérance, de volonté et d’engouement qui se communiquait aux autres Crudeli. Mais l’Athéna juvénile resplendissait plus encore, elle recommença de plus belle le spectacle des têtes envolées et du coin de l’œil tous les pirates contemplaient la féerie qu’elle offrait dans l’impudeur la plus totale. Les Turcs, bien que coriaces, succombaient les uns après les autres après avoir vainement tenté de toucher leurs opposants. La bataille s’avérait grandiose, il y avait dans l’air quelque chose de suprême que les pirates dégageaient, qui transcendait l’atmosphère, les cinq complices se battaient à l’unisson dans une cohésion que la jeune femme n’avait encore jamais eu l’occasion de connaître.

 

Lorsque minuit sonna au clocher, la troupe de pirates sanguinaires avait épuisé jusqu’au dernier brigand turc, et Ciutadella di Menorca méditait le deuil de sa dignité inattaquée jusqu’alors. Bartolomeo, ne pouvant résister à son caprice rituel, engagea un incendie dans une auberge placée stratégiquement pour enflammer la ville entière. Pendant que dans la pénombre de la nuit, les pirates regagnaient leur vaisseau les poches débordant de bijoux et de pierres et la tête grisée de gloire, les cadavres puants échappaient par les flammes à leur pourriture et les villageois à leur humiliation.

I Crudeli levèrent l’ancre et tandis que le navire sans nom s’éloignait de la côte, la jeune vainqueur observait le reflet des flammes sur la surface noire de la Méditerranée endormie.

Une fois le port entièrement disparu dans l’ombre de la nuit, les pirates se rassemblèrent autour du butin amassé au pied du mât central. Des ruisseaux de bijoux coulaient entre leurs doigts, des pièces d’argent et d’or et des médailles de bronze s’échappaient de leurs poches pour former sur le sol tâché un tas de fortune à l’état pur qui resplendissait dans l’obscurité. Les cadavres des Turcs gisaient sur le planché, muets et déçus. Lorsque l’équipage fut au complet, le Capitaine débuta fièrement son court discours.

« - Une fois encore nous sortons victorieux d’une bataille mémorable. Ça a été une mise à l’épreuve mais comme toujours, vous avez été nobles et valeureux, alors, Crudeli, je vous tends mon bras. Ressortez-en plus forts encore car un triomphe n’est qu’un entraînement de plus. Arrêtons là les éloges, je connais trop votre orgueil. Assez parlé, buvons camarades, en examinant ces trésors! »

Le rhum jaillit des tonneaux ouverts au sabre et les marins fêtèrent leur succès dans une euphorie collective. Ubaldo s’était même chargé de la viande et les pirates rassasièrent d’agneaux et de bœufs leurs estomacs affamés en se partageant les trophées. Francesco et Umberto racontaient comment ils avaient du réagir à l’attaque des Turcs sur le bateau, et comment ils avaient été aidés, et comment la totalité des bandits avait giclée sous la dague de la jeune fille, et comment Francesco avait perdu son doigt… Ils parlaient avec l’air que l’alcool donne aux hommes déjà enivrés par la satisfaction, en ajoutant un brin d’ingéniosité aux étoiles qui brillaient déjà dans leurs yeux d’enfants gâtés. Les marins riaient et les taquinaient sans vraiment prendre garde au récit des deux joyeux gaillards, tandis que les Capitaines écoutaient beaucoup plus attentivement. Basileo tendait l’oreille, semblait noter chaque détail, et Bartolomeo, derrière ses yeux voilés d’indifférence, dissimulait une sorte d’incompréhensible curiosité pour cette scène décrite avec tant de précisions. Mais un troisième Matelot s’intéressait à leur périple, avec plus d’attention encore que tous les autres. Zaccaria était comme captivé par le spectacle qu’il se visualisait, il retenait son souffle lorsque les deux compagnons retraçaient avec exactitude la chute des têtes et il paraissait comme ailleurs, plongé dans des souvenirs qui n’étaient pas les siens. Pendant ce temps la jeune fille, aidée par Luigi et Salvo, offrait à la mer les corps sans âmes qui recouvraient le sol en joignant au butin leur or et leurs armes. La beuverie continua mais la jeune fille, quelque peu grisée par le rhum, s’éloigna un instant pour s’isoler face au large. Elle revécut toute sa journée, les repérages, l’enfermement, le premier combat et l’arrivée sur la place, mais ce qui lui revenait sans cesse en tête était l’apothéose dans la cathédrale. Elle ressentait encore en elle la connexion qui passait entre eux, l’ardente symbiose qui emplissait cette pièce aux murs de pierre. Elle se souvint de ceux qui combattaient à ses côtés, elle les admirait, elle les avait observés et tous méritaient d’être Crudeli. Une voix près de son oreille brisa le silence dans lequel elle s’était enfermée, une voix grave, profonde, qui regorgeait de doutes mais qui possédait d’autres réponses, une voix à la fois confiante et troublée :

« - Comment tu as fait ? »

Elle ne tourna pas la tête, elle sourit furtivement, enveloppée par la pénombre nocturne. Elle savait qui c’était, mais elle garda le silence.

« - Tu sais bien de quoi je parle. Comment tu as fait ? »

Oui elle savait. Mais elle ne répondit pas. Le vent s’était levé et leur jetait au visage son haleine iodée, il les drapait de son souffle léger en les confinant dans une intime distance. Comment ? Devant ses yeux défilèrent des centaines d’affrontements, mais surtout ses débuts avec son maître d’arme, lorsqu’elle vivait encore chez ses parents. Son seul caprice avait été d’exiger des cours d’escrime tous les jours, elle avait un professeur étrange, un homme compétent, plus ou moins respecté du monde mais qui traînait derrière lui un passé embrumé et mystérieux. Il était suivi d’une réputation de malfrat et pour laver son image il donnait à cette époque des cours d’escrime aux enfants de bourgeois. A force de leçons, ils s’étaient liés d’une complicité qui permit à la jeune fille d’apprendre des gestes qui devaient rester dans l’oubli. Son enseignant s’était promis d’effacer de sa mémoire des choses dont il s’était servi pour de mauvaises causes mais sa jeune élève, passionnée et ambitieuse, l’avait peu à peu mené à ce qu’il lui dévoile ses techniques les plus sombres. Chaque leçon était devenue un enjeu et en profitant de son charme et de l’amitié que le vieil homme lui accordait, elle creusa son savoir et puisa jusqu’au dernier conseil. A seulement treize ans, elle en avait la toute puissance et lorsqu’il fut mis en prison après un procès portant sur une affaire douteuse, elle en savait, en théorie autant que lui. C’est à partir de ce moment là qu’elle commença à traîner dans les rues pour mettre en pratique ce qu’elle n’avait jamais pu expérimenter.

 « - Je t’en prie explique moi. Je ne réfléchis qu’à cela depuis que je t’ai vue, à l’Ofelia. Je ne comprends pas. Si l’on suit la logique, cela devrait être impossible. On ne peut pas décapiter quelqu’un avec une dague si petite. J’ai tout imaginé mais je ne m’y retrouve pas, c’est juste impossible ! Et pourtant… Je t’ai vue. Plusieurs fois. Explique moi. »

Il avait parlé sur un ton de moins en moins contrôlé, ses paroles au début retenues s’étaient transformées en véritables prières et le Matelot semblait confus, perdu dans les mêmes calculs qui le tourmentaient depuis quelques jours déjà. Alors, ayant elle-même souffert de manque de conseil, touchée par cette soif de savoir et cette curiosité oppressante, elle se retourna vers lui. De grands yeux noisette la fixaient d’un regard lourd et perçant.

« - La confiance.» susurra la jeune fille dans un souffle.

C’était la première fois qu’elle le voyait de si près, et elle le trouva beau, il avait un air grave sur le visage et pourtant de la tendresse émanait de ses lèvres discrètes. Il crevait d’impatience à côté d’elle, son front plissé dévoilait son désarroi et ses mains se crispaient autour de la rambarde de bois verni.

« - Il faut du temps pour l’acquérir. D’abord, canaliser sa force. Rassembler toute l’énergie qui peut se trouver à l’intérieur, amener dans les gestes toute la puissance qui se trouve dans l’esprit et dans le corps. »

Elle parlait comme un vieux maître, comme son maître. Elle avait plongé son regard dans le sien et chaque mot sonnait à l’oreille du jeune homme comme une parole divine.

« - Une fois que toute l’ardeur que l’on possède, toute la puissance dont on peut faire preuve est concentrée sur la victime, alors il faut canaliser cette énergie sur les veines du cou. Regarder la gorge de la proie, visualiser sa tête à nos pieds. Examiner cette partie si fragile, si délicate, entre le menton et les épaules. Toute la volonté que notre caractère contient doit se fondre dans l’instant présent. Alors il ne restera plus rien de toi à ce moment précis que ton extrême désir de trancher la gorge que tu as face à toi. »

La jeune femme retrouvait la hargne

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