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Sur les mains '' ''
7 juillet 2009

Gli Crudeli di Bosa Marina (12)

4.Dopo la vittoria

 

              Depuis le soir de la victoire de Ciutadella, les jours étaient plus doux. Les vivres abondaient, pendant presque une semaine les pirates eurent de la viande au dîner, et Vittore s’appliquait à la cuisiner comme il faut. La jeune fille était considérée comme membre de l’équipage et même si, en tant que Mousse, son vote ne comptait toujours pas dans les réunions et qu’elle sentait parfois encore un certain dédain qui rôdait autour d’elle, elle avait le droit de parole, des entraînements de qualité et les entrevues galantes n’avaient plus lieu. Elle avait gardé l’habitude de se lever aux aurores pour tenir compagnie au guetteur en haut de la tour, et quand c’était à son tour de surveiller les environs elle trouvait toujours quelqu’un pour bavarder avec elle,  petit à petit elle se forgeait sa place dans l’équipage et de plus en plus elle devenait Crudeli. Les leçons de combat étaient son moment préféré de la journée, elle avait pour maître Ubaldo, Salvatore, Ilario ou même Basileo. Elle se battait comme un homme en conservant sa grâce naturelle d’amazone, elle écoutait les précieux conseils et les appliquait avec discipline. Elle soulageait Flavio, Francesco et Vasco, les autres Mousses car elle se creusait un rôle d’homme à tout faire qui allégeait quelques fois leur besogne. C’est ainsi que peu à peu elle gagna, non pas l’amitié, mais du moins la camaraderie des autres marins, seuls Virgilio et Jacopo, brusqués dans leurs virilité, se méfiaient toujours d’elle et ne lui témoignaient que leur plus désagréable mépris. Elle s’efforçait de faire connaissance avec tous les matelots, mais celui qui l’intéressait le plus était Zaccaria. Depuis le fameux soir où elle lui avait expliqué sa technique, ils passaient la plupart de leur temps ensemble, ils s’entraînaient à l’escrime lorsqu’ils avaient un moment de libre et partageaient leurs avis, leurs méthodes et leurs idées aussi bien pour des plans de batailles gigantesques que pour des duels amicaux. Elle lui instruit les gestes qu’elle utilisait pour décapiter ses ennemis à coup de dague tandis qu’il lui enseignait comment manier une hache. Cette entraide leur fut bénéfique et ils se lièrent plus étroitement tout en s’attirant les foudres des pirates jaloux. Au fil du temps leurs discussions qui ne portaient que sur des questions précises de maîtrise d’armes ou d’enchaînements s’élargirent à la vie en mer, puis leur passé, et puis tout ce qu’ils avaient en tête. Elle apprit comme cela qu’il avait rejoint les Crudeli sept ans auparavant. Il était originaire d’un petit village dans les montagnes du centre de l’Italie et lorsqu’il était plus jeune, son frère cadet s’était fait assassiné par des bandits de l’est, des Ottomans yougoslaves qui avaient pillé la région sans laisser de survivant. Lui s’était caché puis enfui et, rongé de remords avait tout fait pour avoir la meilleure formation possible. Il voulait se venger de ses vandales qui lui avaient volé sa vie, et c’est pourquoi il avait mis toutes ses forces à entrer dans l’équipage. Il attendait simplement d’être le plus performant et endurant possible pour ensuite courir tout l’empire et retrouver les Itoksu et les faire disparaître de la surface de la Terre. Il était donc très rigoureux, et étant exigeant envers lui-même, il l’était également envers les autres, ce qui l’isolait bien souvent du reste des matelots.

 Mais après ces deux semaines de réjouissances, le train de vie fanfaronnant des Crudeli dut ralentir et se limiter car les réserves n’étaient pas inépuisables et commençaient à s’amaigrir. Malgré la restriction des rations, une sorte de bonne humeur permanente régnait à bord et permettait aux marins d’affronter le manque de victuailles. Leurs succès consécutifs contre les Espagnols les avaient rassurés dans leur amour-propre et ils étaient tous prêts à de nouveaux affrontements. Pourtant, jamais ils ne rencontraient un navire à attaquer, et l’atmosphère joviale se fit de plus en plus maussade. On sentait une lassitude et une sorte d’ennui s’emparait de l’équipage, les plus grincheux commençaient à se plaindre de leur inaction quand les plus faibles pestaient contre la faim qui leur brûlait l’estomac deux fois par jour dans les heures qui précédaient leurs repas de Spartiates. La jeune fille en revanche, résistait à tous ces obstacles, menée par sa volonté invulnérable et sa fierté de pirate qui grandissait en elle, elle se redécouvrait dans un climat propice au développement de ses atouts. Ses cuisses et ses bras déjà musclés par sa pratique de l’escrime se forcissaient encore plus et ses charmes de jeune femme s’affirmaient pourtant dans sa solidité martiale. Elle tentait de soulever les marins qui perdaient leur motivation et essayait de leur rappeler la dignité dont ils devaient faire preuve en tant que Crudeli, mais elle n’était pas prise au sérieux et souvent les matelots, à la simple vue de cette guerrière si robuste, sombraient un peu plus dans une mare de mauvaise volonté. La fatigue se lisait sur leurs visages, marquait leurs yeux de bleu et creusait leurs joues, c’était comme si un lourd drap de laine avait étouffé leur joie de vivre en les privant d’oxygène. Un soir, il y eut un orage, un orage de fin d’été qui déchirait le ciel de ses éclairs lumineux et tonnait en déchaînant la Méditerranée. Les marins habitués furent efficaces mais certains, sous prétexte qu’ils étaient épuisés, ne participèrent pas aux manipulations que nécessitent de telles bourrasques, et leur comportement échancra l’écart entre eux, recroquevillés dans la cabine, et ceux qui se démenaient sur le pont à maintenir le navire sans nom à la surface. Parmi eux se trouvait Luigi, qui avait été le premier à se réfugier à l’intérieur. La jeune fille, à travers le carreau de la cabine, l’aperçut, et, mouillée jusqu’aux os, ne sachant plus où donner de la tête tant il y avait à faire, jeta un regard noir à son compagnon qui s’abritait lâchement. Ils n’étaient que quelques uns à s’être reclus mais leur absence se faisait sentir et le fossé se marqua davantage au fil du temps car chaque difficulté unissait plus solidement les autres qui regardaient « les trouillards » avec amertume comme des traîtres. L’appui actif qu’apporta la Tranchante dans cette période morne lui permit au fur et à mesure, d’entretenir une relation privilégiée avec le Capitaine Basileo. Lui-même déçu de ses matelots, il savait qu’il pouvait compter sur elle et lui confiait des tâches de plus en plus importantes. Ils parlaient peu, mais toute l’admiration qu’elle lui portait transperçait les pores de sa peau et il la ressentait, soumise et utile. Il avait beau se montrer indifférent et équitable avec tous ses matelots, il appréciait sa nouvelle recrue et pressentait en elle un complice de confiance, ayant toujours dans sa mémoire ses miracles de la cathédrale. Face à l’exténuation générale, les entraînements se faisaient rares et seuls la jeune femme, Zaccaria, Vasco, Manlio et quelques autres poursuivaient leurs leçons quotidiennes avec les Capitaines pendant que Flavio, Francesco, Luigi, Ilario, Virgilio et Ubaldo jouaient aux dés ou se reposaient dans leurs plaintes continuelles. La situation était critique, il fallait absolument qu’ils atteignent la côte pour se ravitailler mais l’escale était encore loin et le manque d’énergie des marins les empêchait de ramer suffisamment vite lorsque le vent se cachait. Depuis plusieurs jours déjà ils ne mangeaient plus que ces vieux biscuits de mer, fidèles camarades du marin, à la fois amis et ennemis, un moindre mal comme une maladie qui garderait l’homme dans un état de demie-vie, en le sauvant de la mort sans lui rendre sa puissance. Un après-midi que le groupe des « trouillards », comme ils les appelaient, faisait une sieste dans la cabine, la jeune fille qui venait de terminer sa leçon avec le Capitaine Basileo lui posa une question qui lui brûlait les lèvres.

 « - Pourquoi former I Crudeli ? » lui demanda-t-elle les yeux pétillants de curiosité.

 « - Quelle drôle de question ! »

 Mais elle répéta sa question jusqu’à ce qu’il lui réponde, et le sourire moqueur du Capitaine se changea en grimace nostalgique.

« -Allez, racontez-moi votre histoire. »

 « - J’ai toujours vécu dans la rue, depuis tout p’tit. J’ai été à l’orphelinat, d’ailleurs j’ai rencontré une sœur là-bas, mais elle a été adoptée, enfin emmenée par un riche pour faire bonne, c’était toujours mieux que de rester ici ! Et après un vieux pêcheur m’a engagé pour que j’l’aide à gagner son pain, mais je voulais me diriger tout seul et je me suis enfui. A chaque fois. Quand j’étais gosse, un soir, il pleuvait, mais t’aurais vu ça, c’était incroyable, des tonnes et des tonnes d’eau, pire qu’un tonneau de rhum percé ! Je cherchais un endroit pour m’abriter et j’ai vu une petite fille qui courait avec un fichu sur les cheveux. Elle était toute maigre, on aurait dit que la pluie allait l’assommer, mais elle courait, elle avait l’air de savoir où aller, alors je l’ai appelée, elle me faisait penser à Maria, celle de l’orphelinat. Alors avec sa petite voix de gamine elle m’a juré que si je l’aidais à trouver des médicaments pour sa mère elle pouvait m’accueillir chez elle. Alors on est partis à la recherche du vieux docteur du village, on a fouillé toutes les maisons et on a fini par le trouver, mais le temps qu’on rentre chez elle sa mère était morte dans le lit.»

 Basileo se replongeait dans des souvenirs qui n’avaient pas ressurgi depuis de longues années, et la jeune fille voyait comme une brume qui voilait ses yeux. Sa voix rauque débitait sans trouble mais l’émotion du vieux Capitaine se lisait dans son attitude, il paraissait calme et presque désemparé.

 « - Je m’appelle Ofelia, qu’elle m’a dit. Et puis je lui ai promis que je prendrai toujours soin d’elle, quoiqu’il arrive. On est partis de ce village de mort pour s’installer à Bosa Marina. J’ai suivi un forgeron pendant qu’elle servait dans un café à l’époque. Moi je voulais lui offrir une belle vie, un bistrot rien qu’à elle et un appartement confortable. Alors j’ai rejoint plusieurs équipages pour rassembler de l’argent et pour apprendre à me défendre. Mais je me suis vite rendu compte qu’il valait mieux avoir le mien, d’équipage, pour moi qui avais horreur qu’on me donne des ordres ! C’est à ce moment que j’ai rencontré Bartolomeo, et alors là tout a commencé. On voulait des hommes forts, des hommes d’honneurs, du coup on donnait nous même les cours. On les a recrutés et on est partis en mission avec notre équipage tout neuf, quand on est rentrés on a ramené à Bosa beaucoup d’or et une bien belle réputation ! Mais après six ans d’absence je ne pouvais pas m’étonner qu’Ofelia ait du se débrouiller comme elle pouvait, et quand je lui ai offert son café, il s’est vite transformé en bordel. Mais elle était la patronne et ça ça nous plaisait, à elle comme à moi ! Alors voila je veux juste qu’elle soit heureuse mais je veux m’en assurer, c’est pour ça qu’on rentre souvent à Bosa pour lui rendre visite, à elle et ses filles. »

 « - Et Maria ? »

 Il se prenait au jeu, après tout, personne ne lui avait jamais demandé d’où il venait. 

« - Bien sûr j’aimerais avoir de ses nouvelles, mais tu sais quand elle est partie tout ce que j’ai su c’est qu’on l’emmenait à Paris, et que j’pouvais pas la suivre. Parfois j’y pense, je me dis qu’on l’a fait devenir une vraie dame et que maintenant c’est une mondaine à la cour. Tu sais, elle est née le jour de Santa Maria, c’est pour ça qu’on l’a appelée Maria, et elle était douce comme la vierge. Mais bon, que veux tu, la vie c’est ça, c’est dur mais c’est comme ça, on n’a pas toujours le choix. »

 « - Et ça ne vous énerve pas de voir que toute l’énergie que vous avez donné à former I Crudeli est gâchée par leur paresse ? »

 Elle avait été touchée par le récit de son Capitaine, et la vue de ses compagnons affalés l’exaspérait.

 « - Ne sois pas si cruelle envers eux. »

 Mais elle ne comprenait pas, ce Capitaine si exigeant, réputé dans toute l’Europe pour être minutieux, intraitable sur le moindre détail et qui s’était effectivement avéré comme étant autoritaire et sévère à excès se montrait laxiste, l’air abattu. Face à la consternation de la jeune fille, il s’expliqua.

 « - Ils ne sont pas paresseux, ils sont malades. »

 Son regard était suspendu dans le vague et l’étonnement de la Tranchante était presque palpable, alors il continua.

 « - Tu n’as jamais entendu parlé de la maladie de mer, hein ? Maladie de mer, maladie de mer, maladie de mort oui ! On a été chanceux jusque là, mais on ne peut pas l’esquiver à jamais, il fallait bien que la roue tourne… »

 

 Alors les trouillards se transformèrent en malades, et effectivement à peine quelques jours après cette révélation, leur état s’aggrava. Maintenant ils toussaient et la nuit dans la cabine on entendait leurs souffles et leurs respirations bruyantes qui sifflaient dans la pièce triste. Quelque fois Ilario s’étouffait tellement qu’il se mettait à vomir sa faible portion de biscuit. La maladie rongeait l’équipage de l’intérieur, elle réduisait des gaillards vigoureux en loques à moitié humaines qui se traînaient d’un bout à l’autre du navire. Ubaldo, et Ilario autrefois si gais et digne, Flavio, si habile, tout comme Francesco et Virgilio qui étaient des hommes coriaces et conquérants se voyaient métamorphosés en tas de chair crevée. Mais le pire était Luigi, un matin il se leva et la bosse inquiétante qu’il avait au pied depuis quelque temps était devenue tellement grosse qu’il avait du mal à soulever sa jambe, ce n’est d’ailleurs qu’à partir de ce jour-là qu’il reconnut qu’il n’était pas en pleine santé. La jeune fille s’en voulut beaucoup d’avoir considéré ses camarades comme des lâches et de ne pas avoir su déceler la maladie qui s’emparait de Luigi. Elle l’avait cru fourbe or il était victime et à présent elle s’en mordait les doigts. Alors elle fut à son chevet, tous les jours elle l’aidait et lui tenait compagnie mais les membres du Novice enflaient à une vitesse folle. Les jours s’assombrissaient à bord du vaisseau sans nom qui n’atteignait jamais la côte, le scorbut lancinant se glissait jusque dans les murmures du vent et asphyxiait la fougue de l’équipage. Les bien-portants s’improvisaient médecins et ils formaient un noyau autour duquel était suspendue la survie des Crudeli, heureusement ils étaient majoritaires, ce qui les empêchait de baisser les bras face à ces difficultés qui paraissaient insurmontables. Alors l’unité se reforma car I Crudeli n’étaient pas des hommes à se laisser sucer le sang par des sangsues, et la cohésion qu’ils avaient eue parfois en combat se traduisit en coopération et en persévérance. La Tranchante qui s’appliquait à soutenir les malades et en particulier Luigi, était régulièrement tâchée du sang du Novice car des hémorragies du nez et des gencives le surprenaient de plus en plus souvent. Il posait sa tête lourde sur les genoux de la jeune femme et se laissait caresser les cheveux en parlant à voix basse. Il se sentait faiblir alors il lui demandait de lui raconter encore et encore la scène dans la cathédrale de Ciutadella. La jeune fille obéissait, et en se laissant baver sur les jambes elle prenait soin de lui comme d’un nourrisson. Mais dès qu’elle sortait de la cabine elle retrouvait son air digne et se revêtait de sa carapace imperméable. Elle ne montrait rien, personne, hormis les malades, ne savait qu’elle était si douce avec eux et elle tenait à garder son image de guerrière sanguinaire. Elle reprenait ses activités, vérifier les cordes, aider en cuisine, continuer à s’entraîner pour ne pas perdre la raison, garder le navire en ordre… Depuis que six d’entre eux étaient devenus inefficaces, les tâches se répartissaient de telle sorte que les pirates devaient redoubler d’efforts. Heureusement, Zaccaria et Basileo ne perdaient jamais le courage et lui maintenaient la tête haute.

 Un jour qu’elle sortait de la cabine après avoir raconté pour une énième fois la contre-offensive contre les Turcs sur le bateau, elle rejoignit Zaccaria à la tour de guet. Elle avait aperçu, dans la nuque de son ami, une tâche rougeâtre qui se dessinait sous la peau, et elle comprit que ce qu’elle avait cru être un bouton de moustique ou d’une quelconque bestiole peu de temps avant, était en fait un autre symptôme du scorbut qui dévorait le marin à grandes bouchées. Elle monta à la corde qui pendait de la passerelle et attrapa la main que lui tendait le Matelot. Elle voulait rire, elle voulait combattre, elle voulait revenir en arrière. Pour la première fois ils admirent qu’ils regrettaient les temps de l’or et du sang qui giclait sur leurs visages, ils se remémorèrent le soir où ils avaient ri, ensemble, après la victoire des Crudeli triomphants, des semaines s’étaient écoulées depuis et les choses avaient bien changées. L’aube grise d’Octobre les éblouissait par la clarté de son ciel et ils plissaient les yeux pour lutter contre cette aveuglante lumière.

 « - Je n’en peux plus. » chuchota la jeune fille.

 Pour la première fois elle avouait que l’effort l’achevait, elle parlait à Zaccaria avec une familiarité qui l’étonnait elle-même, elle se sentait en confiance.

 « - Tous les jours, toutes les heures je les vois allongés là, ils sont trop faibles pour se lever plusieurs fois par jour et la cabine empeste l’urine. Je les cajole, je les fais rêver alors qu’ils crachent leurs poumons et leurs sangs juste sous mes pieds. Ils gonflent des bras, des jambes et bientôt ils seront étouffés par leurs propres corps.»

 Leurs mains, inconsciemment se cherchaient et le Matelot en frôlant de son doigt la paume de la Tranchante, lui saisit brusquement le bras et la força à le regarder.

 « - Tu sais bien au fond de toi que tu as toute la force nécessaire. Tu le sais même si tu ne veux pas y croire, par abandon. Tu es comme eux en fait, tu te laisses bercer par les événements, tu n’oses pas les affronter. Va t’en, tu me déçois. Je croyais en toi. »

 Et il la libéra en lui montra la corde par où elle était montée. Elle descendit, offusquée. La journée passa sans qu’ils ne s’adressent un seul regard, ce qui surprit beaucoup le Sous-Capitaine, habitué à toujours les voir ensemble. La jeune femme n’en revenait pas, comment pouvait-il lui dire de pareilles choses, alors qu’elle se donnait tant de mal pour ne pas montrer ses faiblesses. Elle pensait avoir un ami à bord, plus qu’un camarade, mais non, elle devait se tenir seule et se détacher de sa béquille. Elle vit alors cet entretien comme une provocation, un défi qu’elle voulait absolument relever, il l’avait humiliée, et elle lui prouverait ce qu’elle valait. Alors toute la journée elle prêta main forte à quiconque avait besoin d’aide, elle était poussée par son orgueil blessé qui ne pouvait attendre de se laver de l’outrage. Elle reçut même les compliments du Capitaine Basileo qui se réjouissait d’avoir quelqu’un à portée de main qui acceptait de rendre n’importe quel service. Quand vint le soir, elle était épuisée mais satisfaite et elle s’approcha de Zaccaria qui fumait sur le pont, rêveur.

 « - Tu as vu comme elle est faible, celle qui abandonne ? »

 Et elle le gifla d’un coup sec qui claqua sur la joue rougie du Matelot. Elle était soulagée et pourrait se coucher tranquille, mais il la regarda en souriant.

 « - Comme quoi ma stratégie a marché ! »

 Ils se fixèrent tous deux, lui, content, fier et désolé, et elle, apaisée, accusatrice et honteuse.

 « - Zac’, t’es un beau salop. »

 A ces mots il encadra entre ses mains le visage de la jeune femme. Ses yeux verts le contemplaient, grands ouverts et affichant tout ce qu’il y a de plus sincère, ses lèvres charnues étaient séchées par le vent marin et ses boucles châtain, éclaircies par le soleil d’août, retombaient sur ses épaules brunies par la vie en mer. Elle était belle dans sa tenue de pirate, elle resplendissait dans le crépuscule comme une déesse grecque aux olympiades. Il avait entre ses mains un trophée de guerre, un bijou qu’il n’avait trouvé dans aucun coffre-fort. Mais Athéna joueuse s’échappa furtivement et regagna sa paillasse installée dans la salle des rameurs, la cabine étant devenue un endroit risqué.

Luigi à présent perdait ses dents, elles devenaient branlantes et se déchaussaient, son corps était couvert de contusions violettes et il ne pouvait même plus se tenir debout. La jeune fille restait à son chevet, elle faisait tout son possible pour aider les malades mais ils dépérissaient sous ses yeux de femme saine. Tripoli était encore loin. Alors elle s’entraînait, encore et encore pour se donner espoir et se garder en forme. Zaccaria par moment était tendre, tout en égarant ses pensées dans les étoiles, il arrivait parfois à l’emmener avec lui dans son monde intérieur, il se perdait dans ses songes auxquels la jeune fille tentait de se raccrocher.  Quelques fois ils se regardaient et puis riaient sans réelle raison. Elle aimait son rire, elle aimait aussi la manière qu’il avait de divaguer sans cesse. Il aimait sa vivacité, et il aimait la féminité qui s’échappait entre les mailles de son armure de pirate. Une nuit le navire anonyme frôla un bateau qui semblait appartenir à la flotte du Saint-Empire. Les pirates se réunirent très vite, il fut décidé que Vasco resterait avec les malades, que Manlio veillerait la cabine du Capitaine et que tous les autres participeraient à l’abordage. L’assaut leur fit un bien fou, ils réutilisaient enfin leurs couteaux chéris et leurs haches adorées, ils rassasièrent leur soif de violence sur les boyaux des Germaniques, et vengèrent leurs compagnons malades sur les cous pâles des nordiques qui dans la nuit noire apparaissaient blanchâtres. Lorsqu’ils regagnèrent leur vaisseau, ils avaient avec eux des vivres et des couvertures de rechange. Ils pourraient subsister jusqu’à Tripoli. La priorité fut donnée aux malades qui avalaient les quartiers d’orange avec indifférence, quoique après deux jours d’alimentation vitaminée leurs hémorragies s’espaçaient et leurs toux s’atténuaient. Mais c’était déjà trop tard pour Luigi, le citron lui brûlait la gorge et bientôt il ne resta plus que trois dents dans sa mâchoire meurtrie. Ce n’est qu’une semaine plus tard que les deux camarades se trouvèrent vraiment. Ils étaient en haut, c’était le tour de garde du Matelot et elle l’avait accompagné. Le soleil de midi leur chauffait le dos mais un vent d’automne hérissait leurs poils et ébouriffait leurs cheveux. Ils étaient bien et Zaccaria, distrait, ne parlait pas. Cependant elle voulait le rejoindre, elle voulait venir avec lui pour se perdre aussi dans le ciel venteux qu’ils touchaient presque.

 « - Emmène moi. »

 Et ils découvrirent tous deux des sensations nouvelles. Les mains expertes de la jeune femme caressaient le torse amaigri du Matelot, leurs corps se mêlèrent dans un charme qu’elle n’avait jamais ressenti, quelque chose qui l’emplissait toute entière, une sorte de bien-être intense. Ils s’envolèrent ensemble dans les nuages de la fin d’Octobre qui tapissaient le ciel et ombrageaient l’heure tiède.  

 

Le soir même Luigi mourut. Il avait essayé de se lever pour voir une dernière fois le soleil se coucher sur l’horizon mais cet effort suprême l’avait achevé, et il s’était écroulé, sur le seuil de la cabine, de tout son long sur le planché. La jeune fille lava son ami en ravalant ses larmes qui lui serraient la gorge, et le Capitaine après quelques mots en hommage au Novice, lui ferma les paupières. Ils brûlèrent son corps avec les moyens qu’ils avaient pour éviter tout risque d’infection et changèrent leur destination, ils se dirigèrent en direction de l’île natale du jeune homme pour disperser ses cendres dans les montagnes de Messina, de toute façon, la conquête de Constantinople était devenue inenvisageable.

 Ils accostèrent sur la baie de Paradiso, à quelques kilomètres de la ville. La jeune fille et ses compagnons avaient appris, en faisant connaissance avec Luigi, qu’il était originaire de Camaro, une petite ville perchée dans les collines au Nord-Ouest de Messina. Seuls les plus proches du Sicilien furent chargés de descendre à terre. Francesco, Salvo, la jeune fille et Bartolomeo gardaient avec précautions la boîte en terre sèche dans laquelle le Novice s’émiettait docilement, ils s’adressèrent aux habitants pour avoir quelques renseignements sur Camaro. Les Siciliens leur parurent curieux, les vieillards leurs parlaient en dialecte car ils transpiraient l’orgueil et la paresse et ne semblaient pas enclin à aider qui que ce soit, mais en même temps ils leur proposaient un verre de limoncello dans leurs salons dans une hospitalité étonnante et immédiate. Les maisons même étaient ambiguës, elles paraissaient fières de leurs années, de leur prestance, de leurs racines et pourtant des fissures se dessinaient dans leurs façades comme si les rêves étouffés des jeunes filles au fil du temps poussaient à présent les parois de pierre pour s’enfuir au grand air. Les pirates respirèrent la Sicile, ils s’emplirent de cette personnalité contradictoire et reconnurent leur Italie natale tout en la sentant ici beaucoup plus affirmée, comme si tout le caractère de l’Italie s’était concentré dans ce petit morceau de terre au milieu de la Méditerranée paisible. Les pavés étaient chauds encore de la du soleil de l’été qui ne cédait que laborieusement sa place à l’automne et lorsque les marins rencontrèrent un paysan qui accepta de les emmener en charrette jusqu’à Camaro et qu’ils s’engouffrèrent dans la forêt, c’est l’ombre moite des ormes sur le chemin terreux qui les ramenait sans cesse aux grosses chaleurs d’août. Le village était minuscule, alors ils empruntèrent un sentier qui les mena au sommet d’une butte recouverte de d’hibiscus et de coquelicot qui affichaient leurs dégradés de rouges et roses dans toute la vallée. Ils se réunirent et, en silence, Bartolomeo ouvrit la boîte. Tous regardèrent leur défunt camarade se mêler à la brise haletante de la Sicile éplorée.

 

5. Gli addii

 

Pendant ce temps I Crudeli à bord du navire avaient pêché des thons et des soles et raflé quelques agrumes, ce qui leur permit de tenir jusqu’à Bosa Marina. Les malades entraient en convalescence grâce aux olives juteuses, aux tomates sucrés et aux citrons acides ramenés par les matelots, mais le Capitaine vieillissait de jour en jour. On le surprenait, à la barre, regarder son équipage d’un air las et déchu, il contemplait la ruine de son œuvre et assistait lui-même au dépérissement de son ouvrage en se désolant silencieusement face à la passion agonisante du vaisseau sans nom. Il se taisait, pourtant, et laissait ses yeux gris parler pour lui, trahissant tout le dépit que le Capitaine éprouvait à voir sa vie partir en lambeaux, s’effilocher et s’éparpiller dans l’air marin. Il s’assombrissait à vue d’œil et perdait de sa vigueur, disparaissant de plus en plus derrière un nuage cendré d’amertume. La jeune femme, au contraire, renouvelait ses efforts, elle observait son maître couler peu à peu dans les profondeurs obscures de la nonchalance et se faisait tantôt amie tantôt professeur de ce Capitaine tant admiré, autrefois invulnérable. Les autres matelots étaient emportés par la morosité de leur Capitaine qui les gagnait eux aussi, et la jeune femme se démenait pour maintenir Zac’ à la surface.

Le trajet pour rejoindre Bosa n’était pas long, et le vent souffla dans leurs voiles. Lorsqu’au loin le petit port du village sarde leur fit signe de ses rues colorées et de ses bateaux voguant tranquillement sur les rares vaguelettes qui parvenaient jusque là, un souffle de soulagement traversa le navire. Les malades se voyaient guéris et les autres reposés, quant à Basileo, il s’imaginait dans la chaleur caressante du bistrot immuable. Le soleil couchant étalait sa couleur fauve sur l’horizon et les oiseaux vinrent se percher sur les mâts du navire amarré. Bartolomeo sonna le gong et Ofelia fut la première à sortir à grandes enjambées de son Café. Elle n’avait pas changé, ses bras potelés s’ouvraient en large pour accueillir de bon cœur ses hommes privilégiés, et son visage de femme mure affichait un sourire d’enfant.

Quelques heures se passèrent confusément, les malades furent installés dans les chambres à louer et les filles commencèrent à s’en occuper, trouvant cela beaucoup plus drôle que ce qu’elles faisaient d’habitude. La Tranchante fut reçue par les attitudes les plus diverses, elle les avait effrayées ! Et puis en même temps elles étaient jalouses, elles qui restaient là ! Mais au fond, elle leur avait manqué… Et elle eut droit à toutes sortes de cajoleries de ces anciennes collègues, de la tape sur la joue à l’embrassade affectueuse. Le Capitaine Basileo esquiva un instant le tumulte de la pièce étriquée pour fumer un cigare au calme du port. La jeune femme le rejoint.

« - Je ne vais pas rester ici, Capitaine. »

« - Je sais bien, va, ne t’en fais pas. »

Il inspira une longue bouffée de fumée qu’il recracha en petits nuages brumeux.

 « - Qu’est ce que tu vas faire, alors ? »

« - Je ne sais pas vraiment. Voyager. »

« - Ecoute, j’ai quelque chose à te confier. »

« - Tout ce que vous voulez mon Capitaine. »

« - Je me sens faible, ça doit être ça, la fin. Je voudrais que tu retrouves Maria et que tu t’assures que tout va bien pour elle. Moi j’ai plus la force, mais j’y tiens. Elle est peut-être à Paris, elle doit avoir une quarantaine d’années. J’peux rien dire de plus mais vois ça comme ma dernière volonté, tu veux ? »

« - Bien sûr mon Capitaine. »

« - Au fait, j’voulais te dire aussi. Au début, si j’ai accepté de te prendre à bord, c’était pour ta dague. Bon sang, un vrai petit bijou, où est-ce que tu l’as chopée ? »

« - Pour la peine, ça restera secret. Mais je m’en doutais, enfin, de toute façon j’étais prête à tout. »

Elle se baissa et sortit de sa bottine le couteau resplendissant, elle saisit la main du Capitaine et lui fourra dedans l’objet doré.

« - Au moins vous ne m’oublierez pas. Faîtes-en bon usage, un vieillard comme vous a besoin de bonnes armes, moi je saurais me débrouiller. »

« - Crapule. »

Ils se serrèrent dans les bras un court instant, elle fit discrètement signe à Zaccaria et aux autres Crudeli attablés et s’en alla. La Tranchante alors fit chemin seule sous le rayon de lune qui éclairait les ruelles dallées.

 

Quelques jours passèrent alors sans que les pirates ne repartent pourtant. Flavio, Francesco et Ilario reprenaient des forces grâce aux soins des filles de l’Ofelia mais l’état de Virgilio et de Ubaldo s’aggravait. Basileo passait du temps avec ses matelots et semblait comme contaminé par le scorbut féroce, mais il ne se battait pas contre ce vers qui s’emparait de sa force car il se sentait comme déjà fini, atteint de toute façon par ce vice qui s’était immiscé dans le cœur de son vaisseau. Au début du mois de novembre, alors qu’Ofelia le berçait d’affection et le couvrait de baisers mouillés de tendresse, il demanda à voir Zaccaria.

« - Approche. »

Sa voix rauque était proche du souffle et ses prunelles poussiéreuses avaient du mal à rester fixes.

« - Prends cela. Pars venger ton frère, il le faut, et tu le peux. »

Il décrocha de sa ceinture la dague précieuse de la Tranchante et la lui tendit avec peine. Le Matelot l’empoigna et serra la main du Capitaine. Juste avant de sortir de la pièce, il s’adressa à Basileo :

« - Merci mon Capitaine. Merci pour tout. »

Et il disparut.

 

Quand la nuit tomba, le Capitaine Basileo se lamentait dans son lit. Il était seul dans une chambre aux rideaux vert amande et aux murs pastel, un miroir de coiffeuse reflétait son visage blême. Il n’avait plus rien à faire ici, inutile et misérable. Il attrapa un sabre qui était encore pendu à sa ceinture de cuir et dans une ultime lutte il enfonça la lame chatoyante au croisement des deux haches qui ornaient son torse abîmé.

Un orage gronda cette nuit-là, mais au matin Bosa Marina s’éveilla dans un calme nouveau, et le navire sans nom ballottait, muet, au rythme des caprices de la Méditerranée éternelle.

 

 

 

M.

 

 

 

 

 

 

 

 

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Sur les mains '' ''
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